lundi 4 octobre 2021

La femme de novembre

 

Il pleuvait depuis des jours, j’en avais perdu le compte. Comme tous les matins, j’étais dans mon kiosque, cherchant comment tuer le temps. Braver le froid, l’humidité pour si peu de clients, à quoi bon ? J’avais vraiment pris mon temps pour placer les magazines sur les rayons, histoire de tromper l’ennui. La contemplation des photos de couverture, ça occupe l’esprit. Enfin, on se le fait croire.

 

Elle s’approcha, jeta un œil sur les éventaires puis se tourna vers moi. 

- Excusez-moi, j’ai toujours beaucoup de mal à trouver ce que je cherche, on dirait que je ne vois pas sur ces présentoirs. Avez-vous Modes et Travaux ?

Bien sûr je l’avais. Je lui indique, elle le prend et viens me payer dans un sourire.

-       -   trois euros vingt s’il vous plait.

-        -  J’ai seulement un billet de cinquante, vous avez la monnaie ?

Je compte, lève la tête pour lui donner. Elle est là, souriante, ses longs cheveux auburn cachés sous un béret vert foncé, des gouttes au bout de chaque mèche. Elle me rappelle quelqu’un, mais aucun nom ne me vient. Je bafouille

-      -   Voici, quarante-six euros quatre-vingts, bonne journée

-       -    Merci, bonne journée à vous.

 

Le reste de la matinée s’écoula lentement. Je cherchais, encore et encore, qui pouvait être cette femme. J’étais sûr de l’avoir vue quelque part, mais où ?  Enfin l’heure de fermer arriva, et je rangeais donc le kiosque. En entassant les étagères, je fis tomber quelques magazines de la catégorie qu’on appelle féminine (quelle catégorie idiote !). Et je la vis, elle était en couverture d’un journal sur les arts du fil. Avec ce même sourire, les mêmes boucles auburn, sans la pluie ni le béret, et une sorte de tableau fait de fils de laine de toutes sortes ! Je restais comme interdit, muet, et je dois bien l’avouer ému…

 

Cette journée de novembre semblait ne jamais devoir finir, mais j’avais encore bien à faire. Je traversais quelques quartiers de la ville, sous cette bruine inlassable, pour rejoindre un espace de coworking. Je n’avais pas beaucoup de work à faire, ingénieur informaticien au chômage, incapable de se reconstruire une vie, mais en y allant tous les jours, je tentais de faire illusion à mes propres yeux. Un minable, quoi.

 

Décidément cette journée de novembre avait tout pour être spéciale : elle était là ! Je m’installais dans un coin, ouvrant mon PC, faisant semblant de travailler. Mon cerveau tournait à toute allure, mais pas pour m’aider à trouver un nouveau boulot ou à concevoir un projet ! Je cherchais comment l’aborder… Mais la chance m’aida : je la vis se lever agacée, aller chercher un café et revenir vers son PC avec un air perplexe. Je m’avançai :

-        -   Est-ce que je peux vous aider ?

Elle haussa les épaules

-        -  Vous vous y connaissez en sites Internet ?

-        -  Oui, un peu…

Elle me regarde, je vois que ses yeux sont verts comme son béret, toujours posé sur ses longs cheveux.

-        -  Je vous croyais marchand de journaux, fit-elle avec un air malicieux

-         -  Compression de personnel, il faut bien vivre… Que voulez-vous faire sur ce site ?

Une longue conversation s’engagea : elle me montra son site, sur lequel elle présente et vend ses créations de laine, m’expliqua ce qui ne lui plaisait pas : la couleur du fond, la police de caractères, certaines fonctionnalités…

-         - Vous avez raison, il y a des trucs qui ne vont pas sur votre site, mais je pourrais vous proposer d’autres idées.

Je réorganisai certaines images, restructurai le texte, en commentant à voix haute ce que je faisais, elle répondait à mes hypothèses avec douceur. En une heure ou deux nous avions une nouvelle version entièrement remodelée de son site.

-         - Alors, qu’en pensez-vous ?

-          - C’est beau… On dirait que vous avez compris à la fois ma démarche artistique et ce que je veux faire avec ce site ! La boîte que j’ai payée pour la première version n’était pas autant entrée dans mon univers !

Je jette un œil sur ses longues mèches couleur d’automne, et lui demandai :

-         - Je mets en ligne du coup ?

-          - Oui, merci infiniment !

 

Nous prenons encore un café, je ne dormirai sans doute pas cette nuit.

-        -  C’est formidable ce que vous avez fait pour moi

Elle est plein d’allégresse, son visage rayonne. Puis elle prend un air mystérieux.

-         - Vendre des journaux, ce n’est pas votre tasse de thé, non ?

Je confirme.

-         - Mais vous avez un talent pour les sites internet ! Beaucoup croient que c’est une question de technique, d’informatique, mais pas du tout. Ce qu’il faut, c’est de la sensibilité pour comprendre le besoin de celui ou celle qui demande, comme vous venez de le faire avec moi. Pourquoi ne vous lancez-vous pas là-dedans ? En indépendant ? Vous savez vraiment y faire. Oh ! Il est tard je dois prendre un train !

Elle se sauve, s’évanouit dans le brouillard vespéral.

 

C’était il y a quatre ans ; je n’ai jamais revu la femme de novembre. Je pense à elle chaque jour, en m’installant à ma table de travail et en ouvrant mon propre site, « Novembre ». J’y propose mes compétences, je crée des sites à partir de rien, enfin surtout à partir des désirs de mes clients. Je dois tout à cette muse automnale : ma vie d’aujourd’hui, une certaine sérénité ; et je pense à elle. Je n’ai jamais essayé de la retrouver, pourtant il serait facile de poster un simple message sur son site à elle. Mais cette fée issue de la pluie et du froid de novembre doit rester une fée. Elle n’avait pas vu le magazine, mais elle m’avait vu, moi.