mardi 19 avril 2016

Prendre son temps



(s'il te plait cher lecteur, lis ce poème à haute voix pour en tirer tout le sel...)

Prendre son temps

Il faut prendre son temps, dit-on parfois
Alors ma main se tend, n’attrape rien :
Le temps a fui ; je perds la foi
Je ne suis qu’un pénitent païen.

Au temps de ma jeunesse folle,
J’étais dans l’air du temps
Pourtant je ne fais plus le mariolle
Je crois bien que j’ai fait mon temps.

Ô temps je croyais en toi qui passais
Fleuve d’antan au flux constant
En un rien de temps tu devins passé
Qu’avais-je fait entre-temps ?

Par les temps qui courent, chacun
Court après le temps, denrée rare
Tout comme cet épatant lapin
Blanc débitant « Je suis en retard
                                       En retard
                                        En retard ! »

Ainsi donc le temps nous presse
Et me voilà me précipitant
Me hâtant plein de hâte et de stress
Pourtant il faut prendre son temps !

Non, rien ne sert de temporiser
Je crois qu’il est enfin temps
Autant ne plus tergiverser
C’est le moment de tuer le temps

Allez, tenté depuis la nuit des temps
Je fais enfin tuer le temps. Pan !

vendredi 15 avril 2016

Photos noires #3



retrouvez l'épisode 1 ici et l'épisode 2

La secrétaire de mairie voit très bien de quelle maison il s’agit. Mais elle ne comprend pas : la maison est en déshérence depuis plus de trente ans, et la mairie a décidé de préempter ! En clair, quand le vieux Marcel est mort, ses héritiers n’ont rien fait. Partis vivre loin des rigueurs du Morvan, dans un pays de mer et de soleil, ils n’en avaient rien à fiche de cette maison. Mais quand un logement n’a pas été occupé depuis si longtemps, la mairie a le droit de la récupérer. Dans notre cas, elle songe à mettre la longère en vente. Théo n’en croit pas ses oreilles. On voit bien sur la première photo les volets neufs et la façade pimpante ! Et le noyer est entretenu, ses branches basses sont coupées ! Il décide de retourner voir la maison. Incroyable ! Depuis la veille elle s’est dégradée, elle semble vieillie. Un volet pendouille, attaché par un gond seulement. Les poutres de la barrière sont brisées, la porte de la maison est entre-ouverte… Seul le  noyer est toujours resplendissant dans cette lumière d’été. Théo est placé de l’autre côté de la route, là ou il a pris sa première photo. Il chancelle, pris d’un vertige, s’assied par terre sur le talus.  Il ne comprend plus rien. La maison remonte dans le temps ou bien elle se flétrit, il ne sait pas, mais le noyer est inamovible ! Vers quoi évolue-t-elle ? Cela a-t-il un sens ? Les images qui parasitent ses photos cherchent-elles à lui dire quelque chose ? 


Maélie a quitté Théo depuis plusieurs années. Ras-le-bol de cette obsession. Il ne parlait plus que de ça ou presque. Plus de sorties, presque plus de câlins, gentils ou crapuleux, pas d’attentions… Toute son énergie était tournée vers cette maison. A chacune de ses visites là-bas, il ramenait des photos plus effrayantes. Le délabrement se fit de plus en plus marqué,  puis se stabilisa. Une vitre cassée, les autres obscurcies par la poussière, des ardoises tombées… Et toujours ces fantômes habitant la toiture ou le feuillage de l’arbre. Ces clichés agrandis sur papier tapissaient le mur de la chambre. Et franchement, faire l’amour sous le regard des sorcières, d’un chien terrifiant ou d’une multitude noire en pèlerinage, ça ne fonctionne pas ! Théo a pris son parti de son départ. Trop hanté pour comprendre ce qu’il perdait. Il l’aimait pourtant, comme on aime à vingt ans, fougueusement et pour la vie… Mais les « images noires », comme il les appelle désormais, l’obsèdent.

Curieusement, la maison n’a pas trouvé acquéreur. Pourtant, elle est belle. On entre directement sur la pièce commune, comme dans toutes les maisons morvandelles, une grande cheminée occupe le mur de droite. Mais ici on avait dû être riche, une ou deux générations de nourrices montées à Paris ont sûrement ramené suffisamment d’argent pour agrandir, il y a des chambres, un four à pain et de magnifiques possibilités d’aménagement. Mais une sombre légende a ressurgi, circulé dans le village puis la région. On raconte qu’un sourd aurait planté le noyer, et serait mort après une sieste à l’ombre encore chétive de l’arbre des années plus tard.
Cette fable était venue un jour aux oreilles de Théo, et il sut sa grand-mère avait raison : le noyer est une essence malfaisante ; c’est lui imprime les images noires sur ses photos. Mais il eut tout de même envie de vivre dans cette longère. Il emprunta, s’endetta sur tellement d’années qu’il n’osait pas les compter. Il répara : maçonnerie, menuiserie, peinture, tout y passa. Il colla au mur de la salle les clichés qui avaient orné son ancienne chambre. Bon, il est raisonnable : il a trouvé un travail dans une administration locale, il rembourse son emprunt. Mais fini les reportages. Trouver dans la photographie une voix sincère pour raconter un monde qui disparaît lentement mais qu’il aime, ça ne l’intéresse plus. Il était curieux des autres, sans préjugés, allant à leur rencontre avec son appareil. Tout cela ne le concerne plus. Il ne pense plus qu’au noyer. Il le photographie tous les jours où c’est possible. En hiver, quand il rentre du travail, il fait nuit donc pas de cliché. Dans cette période il se contente d’attendre le retour de la lumière. Et quand elle revient, il prend des photos. Toutes ont la même particularité. Invariablement. Théo garde quelques moments de lucidité. Dans ces instants clairvoyants, il se rend compte que ce sont toujours plus ou moins les mêmes thèmes qui habitent ses clichés, dix ou douze au total. Les images sont toujours un peu les mêmes, toujours un peu nouvelles. Alors il a conscience qu’il tourne en rond. Mais quelques minutes ou heures plus tard, la folie le reprend. Il a pensé à la malédiction du noyer lors de la première photo, elle ne le lâchera plus. Jamais. Il en est sûr. Alors il passe la main dans ses cheveux poivre et sel et tire dessus à s’en faire crier. Mais il ne crie pas. Il est au-delà de la peur et de la douleur. 



Le petit groupe qui descend la route en lacet trouve la maison charmante. L’ami morvandiau qui les accompagne leur explique qu’elle est très typique de la longère locale, et donne des détails. Elle est remarquablement remise en état, bien dans l’esprit de la région. Seul étonnement, la porte grande ouverte. Il les invite à s’approcher pour leur montrer l’organisation intérieure de ces maisons. Mais lorsqu’il passe la tête par la porte en criant « il y a quelqu’un ? », il ne peut empêcher un mouvement de recul. Un homme est là, mort, pendu. Une corde a été passée à un clou dépassant de la poutre ; il a passé sa tête dans l’anneau à son extrémité. Et tout autour, sur les murs, des photos d’un noyer d’une taille remarquable, celui qui est dehors. Mais sur chaque cliché, incrustée dans le feuillage, une image terrible et effrayante apparaît. Sur la table, à côté de l’imprimante, une autre photo. La longère, aux volets soigneusement vernis, le noyer, la barrière en retrait, et la silhouette d’un homme qui dort au pied de l’arbre. Dans les feuillages verts, la lumière dorée d’un soleil couchant. Rien de plus. L’homme sur la photo porte les mêmes vêtements que le pendu.  

mercredi 13 avril 2016

Photos noires #2

retrouvez la première partie ici


Le lendemain, le  photographe amateur décide de retourner voir ce noyer. La maison est fermée, volets tirés, tout est calme, pas de mouvement. Il prend Maélie à témoin :

- tu vois, il n’y a rien de spécial dans ce feuillage ! Bon, aujourd’hui il fait gris, la lumière ne joue pas avec les feuilles, mais on ne distingue aucun visage, non ?

- Non, on ne voit rien.
- Bon, je vais faire deux photos.
Théo a les traits tirés, pas dormi. Il se place à l’endroit même où il a pris son cliché la veille et prend une photo. Puis il remonte la route le long du virage, et sous un autre angle photographie à nouveau. Il se précipite vers sa moto, entraînant Maélie par la main. Il veut voir très vite ce que ça donne. De retour chez lui, il tremble en connectant l’appareil au PC. La première photo s’affiche, celle prise sous l’angle de la veille. Toujours des visages grimaçants, un peu semblables, un peu différents. La deuxième image se charge : deux silhouettes, deux hommes qui semblent se battre sur fond d’un ciel bleu noir. A chaque fois, le feuillage est envahi par une image qui n’existe pas.
- Ça alors, fait Théo. Elle aurait donc eu raison ma grand-mère ? Le noyer serait un arbre maléfique ? Mais pourquoi c’est tombé sur moi et pas sur le dormeur ?
Maélie ne sait pas quoi dire, elle ne comprend rien à cette allusion à une malédiction… Cette histoire est étrange, d’accord. Mais elle aurait aimé que Théo s’occupe un peu plus d’elle, elle repart dimanche soir et demain ils ont une réunion de famille… Théo sera chargé des photos, bien sûr.



Pour les dix-huit ans d’une cousine, il fait une centaine de photos. Ces clichés qui figent un instant de bonheur plus ou moins contraint par l’ampleur de l’évènement ne sont pas ceux qu’il aime faire. Mais les gens aiment avoir des souvenirs, alors il se plie de bonne grâce à l’exercice pour faire plaisir à sa famille. Avec une ou deux coupes de champagne en plus, il oublie ces images étranges qui ont pourri son samedi. Le soir venu, il charge les photos du jour, crée un album numérique qu’il met à disposition sur un serveur. Elles sont toutes « normales ». Enfin, pour dire les choses autrement, elles sont ce qu’elles étaient supposées être. Aucune mauvaise surprise avec. Demain c’est lundi, les cours recommencent à la fac et il sait qu’il n’aura pas la tête à ça. Son esprit vagabondera quelque part du côté d’un noyer maléfique.

Un mois s’est écoulé. Maélie n’est pas revenue et Théo a usé de sa solitude pour arpenter les marchés des petites villes, les fêtes de village, les prés à la suite des éleveurs allant voir si les vaches et leurs veaux vont bien. Il a pris des quantités de photos. Les touristes commencent à arriver en Morvan et il va traîner au bord des lacs, Settons ou Panecière, pour prendre sur le vif leurs petites manies. Il s’est laissé guider par le hasard à son habitude, toujours à la recherche de l’honnêteté et la générosité lors de la prise de vue. Il a tenté d’oublier la longère et son noyer. Vraiment, il a profondément essayé. Il ne peut pas. Le temps passe et l’envie de retourner là-bas le démange. Aujourd’hui pas de cours, il va enfourcher sa moto et y aller, c’est sûr. D’ailleurs le voici qui rassemble son matériel et le range dans son sac à dos spécial. La maison est là. Identique et pourtant… Le vernis des volets est écaillé, la porte un peu tordue laisse entrer un filet de vent, des toiles d’araignées envahissent l’imposte. Il n’ose pas s’approcher. Il veut juste refaire deux photos, comme lorsqu’il est venu avec Maélie. Il tremble un peu, a du mal à bien cadrer. Au fond, il a peur.

Il a raison d’avoir peur. Son reportage sur le Morvan contient des dizaines de photos, toutes normales. Mais ici le noyer, dont le feuillage atteint cette plénitude qui marque la fin du printemps et le début de l’été, est à nouveau couvert par des images insolites. Une silhouette de bouc toute noire pour l’un des clichés, un homme dévorant un enfant pour l’autre. L’envie lui prend d’attraper son appareil et de le balancer contre le mur. Théo doit faire un réel effort sur lui-même pour se contenir. Demain, il ira à la mairie du village pour prendre des renseignements, afin de rencontrer le propriétaire.