Le lendemain, le photographe amateur décide de retourner voir
ce noyer. La maison est fermée, volets tirés, tout est calme, pas de mouvement.
Il prend Maélie à témoin :
- tu vois, il n’y a rien de spécial
dans ce feuillage ! Bon, aujourd’hui il fait gris, la lumière ne joue pas
avec les feuilles, mais on ne distingue aucun visage, non ?
- Non, on ne voit rien.
- Bon, je vais faire deux photos.
Théo a les traits tirés, pas dormi.
Il se place à l’endroit même où il a pris son cliché la veille et prend une
photo. Puis il remonte la route le long du virage, et sous un autre angle
photographie à nouveau. Il se précipite vers sa moto, entraînant Maélie par la
main. Il veut voir très vite ce que ça donne. De retour chez lui, il tremble en
connectant l’appareil au PC. La première photo s’affiche, celle prise sous
l’angle de la veille. Toujours des visages grimaçants, un peu semblables, un
peu différents. La deuxième image se charge : deux silhouettes, deux
hommes qui semblent se battre sur fond d’un ciel bleu noir. A chaque fois, le
feuillage est envahi par une image qui n’existe pas.
- Ça alors, fait Théo. Elle aurait
donc eu raison ma grand-mère ? Le noyer serait un arbre maléfique ?
Mais pourquoi c’est tombé sur moi et pas sur le dormeur ?
Maélie ne sait pas quoi dire, elle
ne comprend rien à cette allusion à une malédiction… Cette histoire est
étrange, d’accord. Mais elle aurait aimé que Théo s’occupe un peu plus d’elle,
elle repart dimanche soir et demain ils ont une réunion de famille… Théo sera
chargé des photos, bien sûr.
Pour les dix-huit ans d’une
cousine, il fait une centaine de photos. Ces clichés qui figent un instant de
bonheur plus ou moins contraint par l’ampleur de l’évènement ne sont pas ceux
qu’il aime faire. Mais les gens aiment avoir des souvenirs, alors il se plie de
bonne grâce à l’exercice pour faire plaisir à sa famille. Avec une ou deux
coupes de champagne en plus, il oublie ces images étranges qui ont pourri son
samedi. Le soir venu, il charge les photos du jour, crée un album numérique
qu’il met à disposition sur un serveur. Elles sont toutes
« normales ». Enfin, pour dire les choses autrement, elles sont ce
qu’elles étaient supposées être. Aucune mauvaise surprise avec. Demain c’est
lundi, les cours recommencent à la fac et il sait qu’il n’aura pas la tête à
ça. Son esprit vagabondera quelque part du côté d’un noyer maléfique.
Un mois s’est écoulé. Maélie n’est
pas revenue et Théo a usé de sa solitude pour arpenter les marchés des petites
villes, les fêtes de village, les prés à la suite des éleveurs allant voir si
les vaches et leurs veaux vont bien. Il a pris des quantités de photos. Les
touristes commencent à arriver en Morvan et il va traîner au bord des lacs,
Settons ou Panecière, pour prendre sur le vif leurs petites manies. Il s’est
laissé guider par le hasard à son habitude, toujours à la recherche de
l’honnêteté et la générosité lors de la prise de vue. Il a tenté d’oublier la
longère et son noyer. Vraiment, il a profondément essayé. Il ne peut pas. Le temps
passe et l’envie de retourner là-bas le démange. Aujourd’hui pas de cours, il
va enfourcher sa moto et y aller, c’est sûr. D’ailleurs le voici qui rassemble
son matériel et le range dans son sac à dos spécial. La maison est là.
Identique et pourtant… Le vernis des volets est écaillé, la porte un peu tordue
laisse entrer un filet de vent, des toiles d’araignées envahissent l’imposte.
Il n’ose pas s’approcher. Il veut juste refaire deux photos, comme lorsqu’il
est venu avec Maélie. Il tremble un peu, a du mal à bien cadrer. Au fond, il a
peur.
Il a raison d’avoir peur. Son
reportage sur le Morvan contient des dizaines de photos, toutes normales. Mais
ici le noyer, dont le feuillage atteint cette plénitude qui marque la fin du
printemps et le début de l’été, est à nouveau couvert par des images insolites.
Une silhouette de bouc toute noire pour l’un des clichés, un homme dévorant un
enfant pour l’autre. L’envie lui prend d’attraper son appareil et de le balancer
contre le mur. Théo doit faire un réel effort sur lui-même pour se contenir.
Demain, il ira à la mairie du village pour prendre des renseignements, afin de
rencontrer le propriétaire.
Théo, fatigué, et Maelle, amoureuse,subissent une persistance rétinienne, souvenir inconscient d'un phénomène psychologique collectif appelé syndrome de Stendhal provoqué par des peintures noires de Goya visitées ensemble, quelques années plus tôt dans un musée de Madrid . (Phénomène également subit par une artiste littéraire douée et sensible, héritière ou inspirée par un catalan lui même impressionné par maître Goya .)
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