A la demande d'un cinquième d'un groupe qui se reconnaitra, voici enfin publiée une nouvelle qui dormait dans le tiroir virtuel de mon ordinateur depuis des années.
Elle vous parviendra en trois épisodes, au long de cette semaine.
Bonne lecture !
Un virage en épingle à cheveux. Théo,
marchant au bord de la route, arrive par le haut. A l’extérieur du tournant se trouve une belle
longère, récemment remise en état. Les pierres ont été nettoyées, les joints
sont discrets ; les volets en bois vernis et la porte à imposte habillent
agréablement la façade. Théo remarque le garde-corps en ferronnerie protégeant
un escalier qui mène à une cave semi-enterrée. Il sourit. Typiquement
morvandelle cette ferme ! Elle lui rappelle tant de souvenirs d’enfance…
A mesure qu’il s’approche, il
admire aussi l’incroyable noyer qui se dresse à droite de la maison. Immense,
il domine la longère de sa ramure. Quel âge peut-il avoir ? Cent ans ?
Deux cents ans ? Les branches
basses sont coupées. Une, élevée, effleure le toit. Derrière l’arbre, une
barrière en bois délimite un pré. Abordant le virage qui l’entraîne à gauche et
va l’éloigner de la maison, Théo continue à marcher les yeux fixés sur elle et
sur l’arbre. Soudain un détail attire son regard. Un homme dort appuyé au noyer,
tourné vers la ferme, masqué par le tronc ; Théo ne pouvait le voir plus
tôt. Il s’arrête pour mieux examiner le dormeur. Il porte un pantalon de toile
bleue, des galoches en caoutchouc, une casquette. Ses jambes sont légèrement repliées,
ses bras croisés sur sa poitrine, la tête penchée vers l’avant. Il a l’air âgé.
Théo est surpris. Sa grand-mère lui a toujours dit qu’il ne faut pas dormir
sous un noyer au risque de se réveiller avec mal à la tête ! Les racines de
cette espèce secrèteraient un poison ! Comment un homme de cet âge peut-il
prendre un risque pareil face à une croyance profondément ancrée ? Cela
lui parait si saugrenu qu’il a envie de prendre une photo. Il aime capter des
moments furtifs, éphémères, en tirer une photo qui racontera quelque chose. Il
n’a encore jamais exposé mais espère le faire un jour ; il a déjà toute
une série de photos d’instants quotidiens, décrivant la vie des gens, tout
simplement. A travers ces photos, il
raconte le monde tel qu’il le perçoit, celui d’ici ou d’ailleurs, celui des
gens qui ont une histoire. En Morvan les gens ont souvent une histoire. L’occasion
est trop belle. Il avance le long du virage pour prendre un peu de champ et
avoir une meilleure orientation par rapport au dormeur. Il pose son sac à dos,
sort son appareil, vise et déclenche. Théo est heureux, sa promenade est belle
et un instant furtif s’est offert à lui. Mais le fait qu’il s’agisse d’un noyer
le met mal à l’aise, tant d’histoires étranges de sabbat et parfois de malédiction
courent au sujet de cette espèce…
Le soir venu, il charge ses photos
dans son PC. Il en a pris une dizaine aujourd’hui, mais seule celle du dormeur l’intéresse.
C’est la dernière alors il fait vite défiler les autres, leur jetant un regard
distrait. Etonnant chez lui qui passe tant de temps à examiner sa production,
se demandant s’il a trouvé, à l’instant où il a appuyé sur le déclencheur, la
fidèle nuance qui dira ce qu’il a ressenti. Mais il veut voir d’abord la photo
du dormeur imprudent. La voici enfin, envahissant l’écran. Il pousse un cri,
portant sa main à la bouche d’effroi. La photo est parfaitement équilibrée,
bien « composée ». Tant mieux, car il refuse de retoucher, de
recadrer, il aurait l’impression de tricher avec sa vérité. Non, le problème
n’est pas là. C’est le feuillage de l’arbre. Etrangement, il y apparaît
quelques visages ocre, noirs, terreux, des visages laids et effrayants. Théo ne
comprend pas. Il vérifie sur l’écran de l’appareil photo qui contient toujours
les clichés, et ne voit rien d’anormal, seulement du vert et de la lumière qui
filtre entre les feuilles. Il décide d’imprimer la photo pour voir. Il utilise
un papier spécial, l’opération est un peu longue, cela l’agace. Enfin l’image
sort de la machine : elle est comme sur l’écran de l’ordinateur. Tout le
reste de la photo est normal: le tronc, la longère, l’homme, la barrière
derrière lui. Mais ces visages ! On dirait des sorcières, leurs visages
sont grimaçants, plein de haine et de méchanceté.
Il est tellement concentré sur
cette photo qu’il n’entend pas la clef tourner dans la serrure.
- Bonsoir mon loup !
Maélie s’approche, pose un baiser
dans son cou, passe sa main sur sa poitrine, caressante. Étudiant tous les deux
dans des villes distantes, ils ne se voient pas souvent. Elle a envie de fêter
leurs retrouvailles. Comme il ne bouge pas, visage concentré sur une image à
l’écran de l’ordinateur, elle lui mordille le lobe de l’oreille. Ça d’habitude,
ça le fait réagir… plutôt bien ! Mais aujourd’hui, rien ne se passe. Elle
murmure à son oreille
- Tu n’es pas content de me
voir ?
- Regarde, regarde ça !
s’exclame-t-il en désignant l’écran du doigt.
Elle lève les yeux, les écarquille
de surprise.
- Théo, tu as fait quoi avec cette
photo ? Elle aurait été magnifique sans ces visages ! Un vieux qui
dort sous un arbre, c’est si attachant… Et d’habitude tu ne retouches pas tes
photos, tu ne rajoutes rien.
Elle ne remarque pas que Théo
secoue la tête, cherche à dire non.
- Mais je n’ai rien fait !
J’ai pris la photo d’un arbre et d’un homme,
et tous ces visages qui apparaissent tous seuls, je n’y comprends rien,
c’est horrible ! Ça ne ressemble pas à une illusion d’optique, c’est trop
bien construit !
Inutile de dire que la soirée est
gâchée, et que les envies de Maélie ne seront pas comblées…
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