Cette annotation fut une belle récompense ! Le thème était: "Récolte tardive". Place au texte:merci pour "Graines en sommeil" qui est une belle reconnaissance de travail d'instit, et qui nous a touchés
Graines en sommeil
Deux
hommes sont assis sur un banc, le soir. Ils discutent. Un réverbère leur offre
sa pâle lumière et leur permet de voir le visage de l’autre. Le plus âgé,
justement, observe attentivement son interlocuteur, qui parle les yeux dans le
vague.
- Un jour,
vous avez amené des disques à l’école, vous vous souvenez ? Du rap, des
chants baroques, de l’opérette, vous nous avez demandé de nous concentrer sur
les voix. C’était génial, cette façon d’écouter ! La deuxième fois que
vous passiez les morceaux, j’entendais de nouvelles choses.
- Tu sais,
Nathan, je faisais cela chaque année. Il est toujours difficile pour un
instituteur de mesurer si ce genre d’activité a une résonance chez ses élèves.
- Et ben,
chez moi ça a résonné, ça oui ! Mais seulement il y a quelques mois… Pas à
l’époque.
Un
silence. Le jeune homme reprend sa respiration.
- Un jour
vous avez dit un truc étrange à des parents. Je passais à côté, j’ai tout
entendu. Vous disiez « je me vois un peu comme un semeur. En début d’année
je dépose des graines dans les cerveaux des enfants, et en juin je
récolte ».
- Tu as
entendu cela ? Oui, je l’ai toujours pensé. Un instituteur est un semeur.
Sa vendange est formée de tous les progrès, les découvertes de ses élèves, de
la maturité qu’ils ont acquise aussi. Quand j’étais enfant, on me disait
« prends-en de la graine ! », j’en ai pris et j’en ai donné.
A son tour
de laisser passer un silence.
- Mais
dans mon souvenir, tu étais plutôt rétif, une terre aride où peu de graines
germaient.
Nathan eut
un rire.
- C’est
vrai que j’étais un sacré boulet.
- Alors
raconte. Comment en es-tu arrivé à
chanter comme un ange ? Un ange à la voix grave, mais si pure ! Ce
soir, tes quelques solos étaient de vraies merveilles.
Quand j’ai
quitté le collège, je ne savais pas quoi faire de mes dix doigts. Envie de
rien. Motivé par rien. Je vais vous épargner le couplet sur le père chômeur et
démissionnaire, la société, tout ça. Ca existe bien sûr, c’est un peu là – il
se frappe la poitrine – mais la vérité c’est que j’étais vide. Des gens comme
vous avaient essayé de me remplir, enfin pas moi personnellement, je devrais
dire de nous remplir. La classe. Des profs. Vous, vous regardiez tous
les gosses pareil. Mais je n’étais pas comme eux. Il y avait ceux qui faisaient
du cheval, de la natation, de la guitare. Ceux qui allaient au cinéma. Ceux qui
jouaient au foot avec les autres. Je n’avais aucune passion, aucun hobby. De
temps en temps, pour faire plaisir aux potes, je tapais dans le ballon, ou je
regardais un film chez l’un d’entre eux. Cela ne me donnait pas de joie
particulière. La seule douceur dans cette vie morose, c’était quand un prof me
parlait, à moi. « Alors Nathan, que pensez-vous de.. ? ». Je
tentais de répondre, maladroitement. Puis le prof passait à un autre, et je
retournais à ma mélancolie.
N’ayant
envie de rien, bien sûr j’étais incapable de choisir un métier. Mon père a
décidé pour moi. Pas de diplômes, alors ce fut livreur de pizza, garçons de
courses. Ça ou autre chose… Aucun intérêt, sinon de gagner un peu de pognon et
d’aider mes parents.
Un jour je
vous ai aperçu dans la rue. Vous sortiez d’une librairie, les bras chargés.
Vous parliez avec une jeune femme, votre fille peut-être ? Et votre
histoire de semeur m’est revenue brutalement en mémoire. Et alors… j’ai
commencé à sentir une vraie graine dans mon cerveau. J’ai regardé sur Internet
à quoi ça ressemble. Il y en a des tas de sortes ! Avec des formes
bizarres parfois. Et puis j’ai vu, sur un site, des photos qui se suivaient
et qui montraient une graine d’érable en
train de germer, jusqu’à la formation de la première feuille. Le lendemain
matin je me suis réveillé avec un mal de crâne… pire que si j’avais bu !
C’est dire ! Il y avait un truc dans mon cerveau… Un truc qui venait
d’apparaître. Les jours d’après ça a grandi, grandi… J’ai vite compris qu’un
arbre était en train de pousser dans ma pauvre tête. Les migraines ne me
quittaient pas, je devenais fou. Parfois j’avais envie de me taper la tête contre
les murs, espérant tuer ce qui envahissait mon caillou, incapable de penser. Je
vous en voulais, j’avais une envie terrible de vous cracher à la gueule. Et
comme par hasard, je ne vous croisais jamais. J’ai même planqué devant la
libraire, c’est vous dire !
Le temps a
passé, petit à petit j’ai arrêté de vous traquer. Mais je n’en pouvais plus des
migraines. Et puis un jour… Mon crâne a fait comme un œuf : sous la
pression des petites branches, il s’est fendillé, ouvert. Et l’arbre a pu se
déployer. C’était un érable, comme dans mon rêve. Tout cela se passait
étrangement dans une grande douceur. En pleine lumière. J’entendais de la
musique, venue de nulle part. De vieilles chansons et de l’opérette je crois.
J’ai reconnu un air que vous nous aviez
fait écouter, La Belle Hélène. Plus tard j’ai trouvé que c’était d’Offenbach.
Je me suis concentré sur la voix, comme vous nous disiez.
Bon, je
vous la fais courte : je n’ai aucun bandage à la tête, rien ne s’est
passé, c’était une sorte de rêve, mais éveillé. Et après, plus de douleurs au
bulbe ! Mais des mélodies qui trottaient dans mon cerveau…
(Nathan se
tait. Il sourit.)
C’est
drôle, je ne les connaissais pas ces chansons. Et cela n’a pas empêché que je
me mette à les fredonner. C’est comme ça que je me suis inscrit à ce cours de
chant. Vous me direz que du gospel, vous ne nous en aviez pas fait écouter,
mais c’est ça qui m’a tenté. Et ça m’a amené au concert de ce soir, dans
l’église. Voilà.
- Et bien
ça alors ! Je n’en reviens pas… cette histoire de graines…
Un temps.
Il observe le profil du jeune homme.
- Tu sais,
j’ai adoré ta voix, et surtout ta façon de chanter. Tu y mets les sentiments,
tu les ressens, alors ton chant est dense. Ça sent vraiment dans tes solos. Tu
chantes depuis combien de temps ?
- Quatre
mois.
- Tu es
vraiment incroyable ! Tu vas continuer ?
- Le
chant ? Bien sûr ! Mais pour le reste je ne sais pas. J’en ai marre
d’être juste un livreur de pizzas. J’ai envie de créer ma boîte, une société de
livraisons de petits objets. Dans une grande ville, des tas de gens ont besoin
qu’on leur transporte des choses. J’ai vu un gars d’une assoc’ de quartier qui
aide les jeunes pour ce genre de projet. J’aimerais bien que ce soit une boîte
un peu plus juste que celle ou je suis, plus honnête avec les livreurs. Moi, je
trouve qu’on m’exploite.
L’instituteur
se lève, et tend la main à son ancien élève.
- Ne lâche
rien, Nathan. Ni le chant, ni la boîte. Et si je peux faire quelque chose pour
toi…
- Oh non
M’sieur ! Vous avez déjà fait tellement !
En s’éloignant
dans la rue sombre, l’instituteur remercie la pénombre qui lui permet de
masquer ses yeux embrumés de larmes. Des moissons, il en avait beaucoup eu, sa
carrière avait été fertile. Il pensait être un bon semeur. Parfois ces récoltes
furent tardives… Mais une graine qui mettait quinze ans à germer, pour devenir
un véritable érable et révéler une vocation, ce n’était jamais arrivé. Une
sorte de point d’orgue de ses moissons. Impossible de faire mieux, n’est-ce
pas ?
Après
tout… bien d’autres graines semées par ses soins étaient endormies dans des
cerveaux encore infertiles. D’autres germinations pouvaient se produire,
d’autres récoltes inespérées… Il avançait en âge et pensait parfois à prendre
sa retraite. Une grande lassitude et l’envie de passer la main avaient envahit
ses journées depuis quelques années. Mais la découverte de ce soir le prenait
au dépourvu. Et si un marronnier, un chêne ou un merisier naissait dans un
autre crâne ? Oh ! Devait-il continuer à semer ?
On m'a fait pas mal de commentaires agréables sur cette nouvelle. je cite, en vrac:
RépondreSupprimer"La plus belle des récompenses reste le petit mot que tu as reçu de la part du jury. Vraiment."
"beaucoup aimé graines en sommeil...dosage savant entre émotion et humour, un zeste de fantastique, une écriture soignée, souple et vivante, un grand témoignage d'admiration pour le dur et vilipendé métier d'enseignant...Pet-être trop courte pour être primée ?"
"Extra !
Que de sensibilité dans ce texte, fort bien écrit, touchant, très actuel, et pourtant, il me fait penser au film " la langue des papillons ", ou au père instit de " La gloire de mon père ".
Quel dommage que l'enseignement d'aujourd'hui ne sème pas plus de graines !!!
Ce texte touche un point très sensible : chaque élève doit pouvoir trouver sa voie, pourvu qu'il ait été bien " ensemencé""
"un texte à faire lire à tous les profs "
Et bien je le dis tout net, je suis très touchée !