lundi 31 mars 2014

Classement Pathologique


- Bonjour Docteur
- Bonjour chère patiente. Qu’est-ce qui vous amène, vous avez l’air en pleine forme ?
- Et bien voilà… J’ai fait un truc bizarre, et je voulais vous en parler. Histoire de savoir si c’est pathologique, s’il y a lieu de s’inquiéter.
Sourire bienveillant
- Je vous écoute
- Je viens de faire des travaux chez moi. J’ai redécoré diverses pièces, et l’occasion était trop belle de changer des meubles, pour changer complètement d’intérieur. Ce qui m’a amené à modifier complètement l’emplacement pour mes livres.
Je marque une pause. Pour m’encourager il prend la parole
- Je sais bien que vous être une grande lectrice, il doit y en avoir des livres chez vous.
- Oui
Dans ma tête j’ai des images de livres en tas, en piles branlantes, en attente un peu partout. C’était un beau bazar avant…
- J’ai choisi des bibliothèques, et j’y ai placé tous mes livres. Ey c’est là que j’ai fait un truc bizarre : je les ai classés. Par catégorie. J’ai noté ces catégories sur une fiche, la voici :





- Et en plus, dans chaque catégorie (ou presque), les livres sont classés par ordre alphabétique, ou dans l’ordre des Rougon-Macquart pour Zola… Vous croyez que je suis une maniaque obsessionnelle ?
Jusque-là il était penché en avant, les coudes sur son bureau. Il respire à fond en se redressant, puis se lève et ouvre un placard.
- Comme vous avez confiance e moi, à mon tour de faire une confession : regardez, je classe mes médicaments par catégorie (antidouleurs, antibiotiques, etc…) ; au sein de chaque catégorie, je classe par ordre alphabétique. Ai-je l’air d’un homme équilibré ?
Je hoche la tête.
- Et bien vous voyez, rien de pathologique là-dedans ! Tranquillisez-vous, il n’y a aucune mal à vouloir un peu d‘ordre autour de soi, tant que ça ne s’étend pas à toute votre vie.
Alors je songe à mes placards de vêtements, nettement moins organisés, et je suis rassurée.
- Formidable, merci Docteur !
- Mais c’est tout naturel de vous aider.

Ceux parmi mes lecteurs qui sont proches de moi auront compris que la liste des catégories de livres est la mienne… mais je ne suis pas inquiète sur mon éventuel état pathologique au point de consulter !



vendredi 28 mars 2014

Match retour


L’entretien avait été épouvantable. Ce petit con avait tout pour faire l’affaire, mais il avait été odieux. Arrogant. Impossible de gommer ce défaut dans le rapport. Merde.



Assise à mon bureau, je triture un trombone. Contrariée. Je sens que le boss va arriver d’un instant à l’autre.

La porte s’ouvre.

- Alors, elle est comment cette perle rare ?

Gagné.

- Ben… Du point de vue des compétences, c’est tout bon. J’ai vu des photos de ses réalisations, c’est juste parfait.

- OK, compris. Quand vous répondez comme ça, c’est qu’il y a un problème de personnalité.

Mon silence est éloquent.



Six mois qu’on cherche. Pour un cabinet de chasseurs de têtes, ce n’est pas glorieux de ne pas satisfaire son client. Il faut dire qu’il cherche un drôle d’oiseau ! Cet homme est luthier, et également tailleur. Ses clientes violonistes lui confièrent un jour en avoir assez de donner leurs concerts toujours en robe noire. Pas fun. Du coup, à l’image de ses violons décorés de fine marqueterie aux goûts des artistes, il se mit à faire des robes sur mesure, un peu folles, colorées, à partir de pièces de tissus variées. De minuscules pièces de bois assemblées qui donnent un plus à l’instrument, des carrés d’étoffe cousues ensemble qui donnent un plus à la violoniste. Il va partir en retraite dans quelques années, et cherche un remplaçant, ou au moins quelqu’un qui continue à faire tourner son atelier.  



Oh, il veut bien un jeune gars à former mais il faut qu’il ait déjà fait ses preuves, qu’il ait de la rage et du mordant, de l’imagination, qu’il sache écouter les clientes, qu’il présente bien, que… Ce luthier cherche son double, en mieux. Ça ressemble à une mission impossible.



J’ai hérité de ce dossier. En toute logique, puisque je gère le département « artisanat d’art ». Je recrute des assistants de grands couturiers ; je débauche des employés de Vuitton pour un fabricant de bagages japonais qui veut se lancer dans le luxe ; je repère des dentellières hors pair, des taggeurs qui deviendront décorateurs de théâtre ; et quoi d’autre encore ? En vingt ans de carrière, tous mes clients ont été satisfaits. Pourtant chaque candidat présenté avait des défauts. Normal, l’homme parfait n’existe pas.



Là, je sèche. J’ai cherché partout. J’ai fouiné dans les moindres boutiques de vêtements de jeunes créateurs ; j’ai rendu visite à des fournisseurs de bois rares ; j’ai couru les ateliers de lutherie en province. Rien ne collait. Un candidat un peu trop excentrique, l’autre trop timide, celui-ci pas assez doué pour la pose du vernis, celui-là avec des mains trop grosses pour manipuler les robes lors des essayages… Je devenais folle.



- Bon, Carole, si c’est le bon, le seul, l’unique, qu’est-ce qu’on fait ?

Il est comme ça le boss. Un mot ou deux, puis il part. Puis revient et jette une phrase par l’entrebâillement de la porte, prêt à repartir. Cette fois-ci je me lève et vais vers lui pour le retenir.

- Je crois que c’est râpé. Le client est parti mécontent, sans un mot. Je ne peux raisonnablement pas insister sur ce candidat.

Le patron entre, s’assoit.

- Vous pouvez me rafraîchir la mémoire ?



Je respire à fond. Le boss ne sait pas tout, j’ai omis de lui donner quelques détails. Comme souvent. Je joue, parfois je gagne. Mais ça ne marche pas à tous les coups.

- Mon candidat est compétent, pas de doute là-dessus.

- C’est un bon début, mais vous l’avez déjà dit. Allez Carole, crachez le morceau.

- Il a un trou de deux ans dans son CV. Une période assez inavouable dans un entretien de recrutement.

Silence.

- Et ? Faut que vous tire les vers du nez un à un ?

- Il était accro au jeu. Des paris sur les matchs de hand ou de rugby, ceux à perdre, ceux à gagner, les matchs aller, les matchs retour. Il n’a fait ça que pendant deux années.

Il m’interrompt :

- Il en est sorti ?

- Oui, sinon je ne l’aurai pas sélectionné ! Il a eu un déclic un jour. En jouant au foot avec son neveu. Son récit était émouvant d’ailleurs : s’il laissait son neveu gagner une partie, le gamin voulait en jouer une autre. Match aller, match retour. Et si le petit perdait, il riait. Et notre candidat s’est rendu compte que gagner ou perdre avait peu d’importance. En sport comme dans les paris. Il a laissé tomber tout ça d’un seul coup.

- Bon, c’est très positif ça, non ?

- Oui mais… Il s’est braqué lors de l’entretien, quand le luthier lui a posé des questions sur ces deux années. Il l’a pris de haut, disant qu’il n’avait de compte à rendre à personne.

- C’est con ça. Parce que la faille aurait pu devenir un atout. La volonté qui triomphe sur la facilité.

Il a jeté quelques mots, il part. A son habitude.



Me voilà seule avec ce mot qui tourne dans ma tête : atout. Avoir un atout dans son jeu, c’est capital. L’avantage sur l’adversaire. Mon atout, c’est qu’un luthier-tailleur, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Celui du candidat, c’est sa constance. Si on combine tout ça, ça fait un sacré avantage ! Tout ce qu’il faut pour renverser une situation, non ? Nous étions menés au score, mais nous pouvons remonter ; je sens que je peux tenter un coup. Reste à trouver lequel. Comment relancer le jeu ?



- Boss c’est fait !

- Quoi ?

- Le luthier, il embauche le joueur !

- Comment ?

- Dans le quartier des artisans, il y avait une journée portes ouvertes. J’y ai envoyé le candidat, une sorte de pari. Il en est revenu tout penaud.

- ??

- Quand il a vu les œuvres du patron, il n’avait plus qu’une envie : travailler avec lui. Faut dire que ses violons sont des merveilles. De la poésie pure. Une sonorité claire, et une décoration si fine, si originale ! Il a par exemple fait un violon avec de petites applications de bois représentant Ophélie sur son long fleuve noir, c’est à pleurer d’émotion ! Il n’a vraiment pas son pareil.



Ensuite, tout s’est déroulé comme prévu. Le gamin n’y tenait plus. Il voulait un nouvel entretien. M’a appelée. Une fois, deux fois. Je  l’ai fait mariner un peu. Quand la pression a été assez forte, c’est moi qui ai téléphoné. Il voulait un nouvel entretien. Alors, je ne me suis pas laissé avoir. Intransigeante ! Si vous ne respectez pas les règles du jeu, je sifflerai la fin de la partie, compris ? Les règles sont : on répond à toutes les questions ; on est aimable ; on sourit. Il a dit oui à tout !



- Ça y est, ils ont signé.

- Très bien, Carole

Ses trois mots jetés, le boss part.

Et moi, j’attaque une boite de chocolat pour fêter cela.  Il m’avait fait perdre le match aller, ce gamin, et bien j’ai tout fait pour qu’il puisse gagner le match retour ! 

cette nouvelle a été écrite pour le concours de la revue Rue Saint Ambroise