Au hasard de mes pérégrinations sur Internet, je suis tombée sur une
interview déjà un peu ancienne de Guy Bedos, à propos de son livre « le
jour et l’heure ».
Retrouvez-là ici.
Le titre donné à l’article m’a interpellée : « le suicide est
la liberté ultime ». Cela m’a rappelée une phrase que j’ai écrite à peu
près à la même époque que le roman de Bedos :
« Mais
au moins, René aurait choisi la liberté, jusqu’au bout. Et la liberté suprême,
c’était de choisir sa mort. »
Cette phrase terminait une nouvelle à laquelle je
suis attachée, qui a été publiée dans mon recueil numérique de nouvelles L’Arboretum Imaginaire, malheureusement
indisponible.
Ça m’a donné envie de vous l’offrir en lecture sur
ce blog, en vous invitant à réfléchir à cette phrase, qui a pour moi une
résonance bien au-delà de la petite fiction dont elle est extraite.
Bonne lecture…
Auprès de son arbre, ...
Du
pied droit, il prit appui. Au-dessus de sa tête se trouvait une autre branche.
Il l’attrapa des deux mains, tira sur les bras et poussa sur la cuisse.
Lentement le pied gauche rejoignit le droit. Sa hanche tirait, il était
essoufflé. Il y a encore quelques saisons, il aurait continué son ascension. Il
se serait assis à califourchon sur une branche élevée, et aurait contemplé la
vallée.
Il
aimait la vue apaisante du vert sombre des arbres peuplant le cirque du haut de
la vallée. Il aimait surtout cette impression de force, de puissance pacifique
donnée par ces géants qui dominaient la forêt de la tête et des épaules, les
séquoias. Depuis qu’il vivait ici, il les avait longuement observés. Les plus
grands avaient une base très large, quinze à vingt mètres de circonférence.
Leurs troncs étaient étranges, de forme conique. Sur les plus vieux, les
premières branches n’apparaissaient qu’à plus de vingt mètres de hauteur, plus
que la taille d’un immeuble moyen. C’est pour cela que son observatoire est sur
un séquoia plus petit, ainsi il peut grimper. Enfin, il pouvait. Il a trop mal
maintenant. Il va falloir se décider à réparer.
Depuis
trente ans, il vivait ici. Seul au milieu des arbres, avec pour unique
compagnie les lions des forêts et les ours. C’est ce qu’il avait voulu. Être seul, loin de
sa ville natale surpeuplée. Vivre comme un sauvage. Au début, c’était dur. Le
plus compliqué était de se nourrir. Il avait dû inventer des techniques de
chasse, sans doute proches de celles de ses lointains ancêtres, des primitifs
qui avaient peut-être vécu là. Ses premières prises : des lièvres, en créant
des collets. Ensuite il s’était attaqué à plus difficile, des cerfs chassés
grâce à un arc et des flèches ; armes qu’il avait passé des heures à
tailler à l’aide de pierres coupantes. Aujourd’hui il était capable de tuer un
ours. Il y avait eu souvent des instants de doutes, où il songeait à retourner
dans sa ville protectrice, avec la nourriture toujours à sa disposition. Mais à
chaque fois, la contemplation des montagnes, des forêts, des séquoias surtout,
lui montrait à quel point il était mieux ici, au milieu d’une nature retrouvée.
Il
avait malgré tout dû faire appel à ses congénères à plusieurs reprises afin
d’être réparé. La première fois, c’était lorsque la foudre était tombée. Elle
avait touché les séquoias en premier, car ils étaient plus grands. Le gros de
l’incendie avait duré toute une semaine, mais le feu avait continué de couver
au coeur de certains géants, y creusant d’incroyables cavernes. C’était en se
réfugiant dans l’une d’elles qu’il s’était brûlé le pied et la jambe.
Suite
à l’intervention de l’équipe médicale, il n’en avait conservé aucune trace. Il
avait fait améliorer ses yeux aussi, afin de mieux chasser. L’équipe technique
avait réalisé du bon boulot en modifiant la courbure de sa cornée.
Maintenant,
il lui fallait reprendre contact pour se faire poser une prothèse de hanche. De
toute façon, c’était dans son contrat, il n’y aurait aucun problème.
Perché
sur son observatoire, le dos bien calé contre le tronc du « petit »
séquoia, il attendait le coucher du soleil qui descendait doucement dans son
dos. L’ombre s’étendrait bientôt sur les arbres à ses pieds, qui deviendraient
violets puis noirs. Sur l’autre versant de la vallée, le vert sombre des
épineux s’animerait dans la lumière chaude. Il prendrait des reflets dorés,
puis cuivrés, de plus en plus rouge, avant le noir de la nuit.
À
vingt mètres de lui, la cime d’un épicéa se balançait, malgré l’absence de
vent.
— Tiens !
Il
observa. C’était un ours qui se frottait le dos contre le tronc, entraînant
l’arbre dans son mouvement. Il ferma les yeux.
—
Depuis presque trente ans que je suis là, j’ai appris tant de choses
merveilleuses et étonnantes en contemplant la nature. Je ne m’en suis jamais
lassé. Mais mon contrat arrive à expiration. Je ne veux pas rentrer. Que
faire ?
De
toute façon, il n’avait pas le choix. Il pourrait tenir encore quelques jours
face à la douleur, mais le handicap de sa hanche raide l’empêchait de chasser.
En ce tout début de printemps, il n’y avait pas encore de baies à ramasser. Il
rouvrit les yeux, se concentra. Pour se faire réparer, il devait aller à la
borne de secours, contacter l’équipe médicale, donner son nom. Vivant seul
depuis si longtemps, il ne l’avait plus employé, même en pensée, depuis...
l’intervention sur les yeux. Quand il s’adressait à lui-même, s’expliquant
comment faire telle ou telle chose, il se disait « tu ». Il laissa
errer son regard dans le vide, retournant ses pensées vers son intérieur, afin
d’y retrouver son nom.
Il
se revit enfant, à Bombay. Une femme aux longs cheveux bruns, vêtue d’une robe
jaune ample et vaporeuse, lui parlait doucement. Sa mère. Il fallait qu’il se
concentre plus encore, pour comprendre ce qu’elle dit. Il posa les deux mains
sur la branche, se pencha en avant, comme s’il s’approchait de quelqu’un
chuchotant.
—
Tu comprends, René, pourquoi nous sommes là.
D’un
coup, tout lui sauta à la figure. Son prénom : René. Les séances
pédagogiques obligatoires que tous les parents, à bord des villes flottantes,
devaient dispenser à leurs enfants. Ensuite, le pourquoi. De nombreux siècles
plus tôt, l’homme avait tant pollué la Terre qu’elle était devenue invivable.
Le climat s’était détraqué, les cyclones et la sécheresse régnaient en maître.
Plus moyen de faire pousser quoi que ce soit. De famines en catastrophe
naturelles, la population de la Terre s’était réduite inexorablement. Mais les
savants n’étaient pas restés les deux pieds dans le même sabot, cherchant des
solutions. Ils en avaient imaginé des centaines. Après tout, ils étaient payés
pour cela ! La meilleure, ou du moins celle qui remporta l’adhésion des
politiques et des populations fut la création de villes flottantes, en orbite
géostationnaire à trente-six mille kilomètres d’altitude.
Il fallut cinq
siècles pour les construire au sol, morceau par morceau, avant de les envoyer
dans l’espace, de les assembler et enfin y installer des familles entières.
Chaque ville flottante prit le nom de la ville terrestre au-dessus de laquelle
elle tournait. Pour la famille de René (enfin, pour ses ancêtres), ce fut
Bombay. Jamais il ne sut pourquoi. De toute façon, toutes ces villes étaient
entièrement cosmopolites, brassant sans distinction
les origines. Comme on n’avait cessé de lui raconter dans son enfance, ces
villes vues de l’extérieur ressemblaient à un œuf au plat. Au centre se
dressait un immense parc imaginé, à ce qu’il se disait, à partir de celui d’une
ville terrestre d’autrefois : New York. On y trouvait des arbres, de la
verdure, des écureuils, des lapins... De quoi pouvoir faire en pensée un voyage
sur Terre. La première couronne, plate comme les anneaux de Saturne, ou le
blanc de l’œuf, abritait toute la vie économique et sociale de la ville :
appartements, entreprises industrielles, boutiques, hôpitaux... Pour cela,
l’humanité n’avait pas eu beaucoup d’imagination, tout avait été recréé comme
sur Terre. À la périphérie, enfin, la couronne extérieure était couverte de
potagers, vergers, champs, élevages... De quoi nourrir une population que les
autorités s’employaient à maintenir stable. Le tout tournait lentement sur
lui-même, créant une pesanteur artificielle.
Des villes comme Bombay, il y en
avait des dizaines en orbite autour de la Terre. Les premiers temps (les
premiers siècles), chaque ville vécut en autarcie, séparée des autres. Mais au
bout d’un moment, des vagues de dépression et de suicides se déclenchèrent. Les
psychologues expliquèrent à qui voulait l’entendre que les gens ne supportaient
pas l’enfermement et qu’on pourrait atténuer leur blues en les laissant
voyager. Un état d’âme courant chez les insulaires, parait-il. Des compagnies
de transport furent donc créées, assurant les liaisons par navette entre les
villes. René visita ainsi Paris, flottant au-dessus de la ville natale de ses
ancêtres, et fit connaissance avec de lointains cousins. Malgré cela, son blues
à lui ne s’atténuait pas. Il grandit, devint étudiant, commença une thèse de
recherche. Il faisait partie de l’équipe chargée de surveiller la Terre. Les
Hommes l’avaient quitté depuis presque mille ans. Les paramètres mesurés,
température au sol, vitesse du vent, précipitations tendaient à montrer un
retour à la normale. Cette information ne put rester secrète longtemps. Le
Gouvernement décréta alors l’interdiction du retour massif sur terre, arguant
que ce que l’humanité avait détruit une fois, elle pouvait le détruire une
deuxième fois.
Un
homme d’affaires flaira le bon coup. Il mit sur pied une entreprise qui offrait
pour une durée déterminée — entre cinq et dix ans —, un retour sur terre dans
un lieu au choix du client, avec plusieurs degrés d’assistance possible :
nourriture, fourniture d’énergie, habitat, soins... Le nombre de personnes
autorisées à retourner sur terre fut sévèrement règlementé, avec une obligation
de plusieurs milliers d’hectares par habitant. René, lui, se passionna pour la
vie sauvage. Il fréquenta les bibliothèques, et lut beaucoup. De vieux ouvrages
comme James Fenimore Cooper ou Jack London avaient été scannés, il s’en régala.
Mais son esprit scientifique souhaitait aller plus loin, et il rechercha des
ouvrages techniques sur les régions concernées, surtout les montagnes Rocheuses
et autres massifs américains. C’est là qu’il fit la découverte de sa vie :
le séquoia géant. Un arbre incroyable. Par ses dimensions d'abord. Un séquoia
gigantum ou un sempervirens peut atteindre jusqu’à cent quarante mètres pour
les plus âgés, presque vingt mètres de circonférence à la base ! Par leur
longévité ensuite. Ils font partie des espèces végétales les plus anciennes sur
terre, des sortes de fossiles géants ayant occupé tout l’hémisphère nord dans
les époques les plus reculées de la préhistoire. Aujourd’hui cantonnés dans ce
qui se nommait la Sierra Nevada, ils se sont adaptés à l’altitude et vivent
au-dessus de mille cinq cents mètres. Le plus vieil arbre répertorié à l’époque
où ce livre avait été écrit était supposé avoir plus de quatre mille ans. René
découvrit aussi avec stupéfaction que les plus grands ou les plus vieux arbres
portaient le nom de personnes célèbres, mais dont l’évocation ne lui disait
rien. En consultant d’autres livres, il apprit que les Indiens et leur pratique
de chasse qui consistait à brûler les petits arbres avaient contribué à leur
croissance. Enfouies dans le sol, les graines pouvaient attendre jusqu’à deux
ans qu’un incendie, nettoyant la surface, vienne favoriser leur éclosion. Ces
arbres étaient décidément de bien surprenantes merveilles. Plus ses recherches
avançaient, plus René se prenait de passion pour le sujet. La nuit venue, il
rêvait de cerfs se promenant au pied des séquoias, de martres sautant le long
de leurs troncs, de lynx à l’affût sur les branches basses d’arbres encore
jeunes. Si chacun de ses songes lui faisait vivre une aventure de plus, chaque
jour se mit à l’oppresser. Et l’impossibilité de sortir de la ville devint une
sorte de cauchemar éveillé. René avait alors vingt-cinq ans, un diplôme
remarquable en poche, mais pas la perspective de descendre sur terre vivre
parmi ses séquoias. Décidé à tout tenter, il se mit à servir dans un bar après
sa journée de travail, il s’interdit tout loisir pour économiser sou à sou
l’argent du voyage. Il en parla à ses parents, qui eurent les plus grandes
difficultés à le comprendre :
—
Voyons, tu as un si bel avenir devant toi ici ! Tu peux devenir un savant
de renom, un homme respecté. Pourquoi tout perdre ainsi ?
—
Pour vivre !
Quinze
ans furent nécessaires pour accumuler la somme requise. Il fit des publications
dans des revues scientifiques, des conférences, tout ce qu’il fallait pour
améliorer ses revenus, pour y arriver. Lorsqu’il partit, ses parents n’avaient
toujours pas compris. Il en était désolé, car il savait qu’avec l’option qu’il
avait choisi, trente ans sur Terre avec assistance médicale uniquement, il ne
les reverrait pas. Ils seraient morts à son retour.
Il
s’accrocha plus fort à la branche. Personne ne l’attendait, raison de plus pour
ne pas revenir. Ni père, ni mère. Ni frère ou sœur qu’il n’avait pas eus...
Il
était temps de redescendre maintenant, de rejoindre sa maison, une grotte qu’il
avait aménagée pour dormir confortablement. Surtout ne pas oublier mon nom pour
aller à la borne demain : René.
La
conversation avec l’homme de la borne, enfin celui qui répondait du haut de la
ville flottante de Los Angeles, fut assez délicate :
—
Mais enfin, M. Charpentier (c’était donc cela son nom complet, René
Charpentier). Votre contrat prend fin dans un mois. Vous ne pensez pas qu’il
serait plus simple de rentrer à Bombay ?
René
insista. Il savait que l’intervention pouvait se faire sur place, nul besoin de
monter dans une ville flottante, qu’elle ne prenait qu’une journée et que dès
le lendemain il pourrait marcher. On ne parlait plus de médecine, mais de
réparation, tellement les choses étaient devenues simples.
—
Écoutez, mon vieux. J’y ai droit, c’est dans mon contrat. Alors, vous me la
refaites, cette hanche. N’oubliez pas qu’avec l’assurance, si demain je me fais
tuer par un ours à cause de mon handicap, vous serez responsables. Vous devrez
une fortune à ma famille.
Son
interlocuteur n’était qu’un employé mal payé, il ne prit pas la peine de
vérifier si René Charpentier avait encore une famille.
Durant
les quelques jours qui suivirent sa réparation, René dut se contenter à nouveau
de lièvres attrapés au collet. Mais très vite, sa motricité revint, et il put
de nouveau grimper dans son séquoia d'observation sans difficulté.
Il
restait tout de même un problème non résolu :
—
Que vais-je faire dans trois semaines ?
Selon
les termes du contrat, René devrait se présenter à la borne, où une équipe
mobile viendrait le chercher et l'emmènerait à la base de lancement terrestre
de ce qu’avait été autrefois Los Angeles. On le ferait ensuite monter à bord de
sa sœur flottante. Ensuite il
pourrait aller où bon lui semblerait par le réseau de circulation entre villes.
Tous ceux qui avaient tenté l’expérience avant lui avaient eu droit à un retour triomphal, enchaînant
livres et conférences sur le thème de « ma vie sur une terre redevenue
sauvage ». Cela ne lui disait rien. Il était certain qu’il ne pourrait
jamais plus supporter l’enfermement dans les villes flottantes, avec pour seul
aperçu de la nature leurs « Central Park » interchangeables.
Il
n’existait qu’une solution, mais il n’osait pas la formuler, tant elle lui
paraissait audacieuse. C’était pourtant simple : changer de vallée, migrer
dans la montagne, en restant dans la Sierra Nevada avec les séquoias. Alors
l’entreprise auprès de qui il avait souscrit son contrat serait contrainte de le dénoncer à la
police. Mais que risquait-il ? En migrant vers le nord de la Sierra, il sortait
de la zone de surveillance et là, plus moyen de le repérer. Quant à envoyer des
policiers pour le poursuivre, autant ne pas y songer : ils seraient bien
incapable de se déplacer dans une forêt profonde, au cœur d’un massif de
montagnes abrupt, où toutes traces de sentier ou chemin avait disparu depuis
des siècles. En vérité, sa décision était déjà prise, inconsciemment. Il
fallait juste qu’il se l’avoue.
Sans
perdre de temps, il confectionna avec une peau d’ours et des lanières de cuir
de cerf une sorte de havresac dans lequel il rassembla ses trésors : deux
silex pour allumer un feu, son couteau (seul souvenir de sa vie sur Bombay), de
la viande séchée, quelques hardes confectionnées dans la peau de ses proies...
Puis,
il partit.
Bien
sûr, c’était risqué. À soixante-dix ans, sans assistance médicale, le moindre
bobo prendrait immédiatement de dangereuses proportions. Mais au moins, René
aurait choisi la liberté, jusqu’au bout. Et la liberté suprême, c’était de
choisir sa mort.
Pour
lui, une mort de vieillesse, sur terre, au
pied d’un séquoia.