L’entretien avait été
épouvantable. Ce petit con avait tout pour faire l’affaire, mais il avait été
odieux. Arrogant. Impossible de gommer ce défaut dans le rapport. Merde.
Assise à mon bureau, je
triture un trombone. Contrariée. Je sens que le boss va arriver d’un instant à
l’autre.
La porte s’ouvre.
- Alors, elle est comment
cette perle rare ?
Gagné.
- Ben… Du point de vue des
compétences, c’est tout bon. J’ai vu des photos de ses réalisations, c’est
juste parfait.
- OK, compris. Quand vous
répondez comme ça, c’est qu’il y a un problème de personnalité.
Mon silence est éloquent.
Six mois qu’on cherche. Pour
un cabinet de chasseurs de têtes, ce n’est pas glorieux de ne pas satisfaire
son client. Il faut dire qu’il cherche un drôle d’oiseau ! Cet homme est
luthier, et également tailleur. Ses clientes violonistes lui confièrent un jour
en avoir assez de donner leurs concerts toujours en robe noire. Pas fun. Du
coup, à l’image de ses violons décorés de fine marqueterie aux goûts des artistes,
il se mit à faire des robes sur mesure, un peu folles, colorées, à partir de
pièces de tissus variées. De minuscules pièces de bois assemblées qui donnent
un plus à l’instrument, des carrés d’étoffe cousues ensemble qui donnent un
plus à la violoniste. Il va partir en retraite dans quelques années, et cherche
un remplaçant, ou au moins quelqu’un qui continue à faire tourner son atelier.
Oh, il veut bien un jeune
gars à former mais il faut qu’il ait déjà fait ses preuves, qu’il ait de la
rage et du mordant, de l’imagination, qu’il sache écouter les clientes, qu’il
présente bien, que… Ce luthier cherche son double, en mieux. Ça ressemble à une
mission impossible.
J’ai hérité de ce dossier. En
toute logique, puisque je gère le département « artisanat d’art ». Je
recrute des assistants de grands couturiers ; je débauche des employés de
Vuitton pour un fabricant de bagages japonais qui veut se lancer dans le
luxe ; je repère des dentellières hors pair, des taggeurs qui deviendront
décorateurs de théâtre ; et quoi d’autre encore ? En vingt ans de
carrière, tous mes clients ont été satisfaits. Pourtant chaque candidat
présenté avait des défauts. Normal, l’homme parfait n’existe pas.
Là, je sèche. J’ai cherché
partout. J’ai fouiné dans les moindres boutiques de vêtements de jeunes
créateurs ; j’ai rendu visite à des fournisseurs de bois rares ; j’ai
couru les ateliers de lutherie en province. Rien ne collait. Un candidat un peu
trop excentrique, l’autre trop timide, celui-ci pas assez doué pour la pose du
vernis, celui-là avec des mains trop grosses pour manipuler les robes lors des
essayages… Je devenais folle.
- Bon, Carole, si c’est le
bon, le seul, l’unique, qu’est-ce qu’on fait ?
Il est comme ça le boss. Un
mot ou deux, puis il part. Puis revient et jette une phrase par
l’entrebâillement de la porte, prêt à repartir. Cette fois-ci je me lève et
vais vers lui pour le retenir.
- Je crois que c’est râpé. Le
client est parti mécontent, sans un mot. Je ne peux raisonnablement pas
insister sur ce candidat.
Le patron entre, s’assoit.
- Vous pouvez me rafraîchir
la mémoire ?
Je respire à fond. Le boss ne
sait pas tout, j’ai omis de lui donner quelques détails. Comme souvent. Je
joue, parfois je gagne. Mais ça ne marche pas à tous les coups.
- Mon candidat est compétent,
pas de doute là-dessus.
- C’est un bon début, mais
vous l’avez déjà dit. Allez Carole, crachez le morceau.
- Il a un trou de deux ans
dans son CV. Une période assez inavouable dans un entretien de recrutement.
Silence.
- Et ? Faut que vous tire
les vers du nez un à un ?
- Il était accro au jeu. Des
paris sur les matchs de hand ou de rugby, ceux à perdre, ceux à gagner, les
matchs aller, les matchs retour. Il n’a fait ça que pendant deux années.
Il m’interrompt :
- Il en est sorti ?
- Oui, sinon je ne l’aurai
pas sélectionné ! Il a eu un déclic un jour. En jouant au foot avec son
neveu. Son récit était émouvant d’ailleurs : s’il laissait son neveu
gagner une partie, le gamin voulait en jouer une autre. Match aller, match
retour. Et si le petit perdait, il riait. Et notre candidat s’est rendu compte
que gagner ou perdre avait peu d’importance. En sport comme dans les paris. Il
a laissé tomber tout ça d’un seul coup.
- Bon, c’est très positif ça,
non ?
- Oui mais… Il s’est braqué
lors de l’entretien, quand le luthier lui a posé des questions sur ces deux
années. Il l’a pris de haut, disant qu’il n’avait de compte à rendre à
personne.
- C’est con ça. Parce que la
faille aurait pu devenir un atout. La volonté qui triomphe sur la facilité.
Il a jeté quelques mots, il
part. A son habitude.
Me voilà seule avec ce mot
qui tourne dans ma tête : atout. Avoir un atout dans son jeu, c’est
capital. L’avantage sur l’adversaire. Mon atout, c’est qu’un luthier-tailleur,
ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Celui du candidat, c’est sa constance.
Si on combine tout ça, ça fait un sacré avantage ! Tout ce qu’il faut pour
renverser une situation, non ? Nous étions menés au score, mais nous
pouvons remonter ; je sens que je peux tenter un coup. Reste à trouver
lequel. Comment relancer le jeu ?
- Boss c’est fait !
- Quoi ?
- Le luthier, il embauche le
joueur !
- Comment ?
- Dans le quartier des
artisans, il y avait une journée portes ouvertes. J’y ai envoyé le candidat,
une sorte de pari. Il en est revenu tout penaud.
- ??
- Quand il a vu les œuvres du
patron, il n’avait plus qu’une envie : travailler avec lui. Faut dire que
ses violons sont des merveilles. De la poésie pure. Une sonorité claire, et une
décoration si fine, si originale ! Il a par exemple fait un violon avec de
petites applications de bois représentant Ophélie sur son long fleuve noir, c’est à pleurer d’émotion ! Il n’a vraiment pas
son pareil.
Ensuite, tout s’est déroulé
comme prévu. Le gamin n’y tenait plus. Il voulait un nouvel entretien. M’a
appelée. Une fois, deux fois. Je l’ai
fait mariner un peu. Quand la pression a été assez forte, c’est moi qui ai
téléphoné. Il voulait un nouvel entretien. Alors, je ne me suis pas laissé
avoir. Intransigeante ! Si vous ne respectez pas les règles du jeu, je
sifflerai la fin de la partie, compris ? Les règles sont : on répond
à toutes les questions ; on est aimable ; on sourit. Il a dit oui à
tout !
- Ça y est, ils ont signé.
- Très bien, Carole
Ses trois mots jetés, le boss
part.
Et moi, j’attaque une boite
de chocolat pour fêter cela. Il m’avait
fait perdre le match aller, ce gamin, et bien j’ai tout fait pour qu’il puisse
gagner le match retour !
cette nouvelle a été écrite pour le concours de la revue Rue Saint Ambroise
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