vendredi 3 avril 2015

Esquisses



Une nouvelle écrite pour le concours de la revue Rue Saint Ambroise, hélas pas primée. Mais j'ai eu envie de la partager avec vous. 


Esquisses

Depuis déjà trois quarts d’heure que je visite cette exposition, je dois dire que j’en ai assez. Il y a beaucoup de monde ; les gens ont tous envie de se planter devant les tableaux et bousculent les autres, j’ai horreur de ça. Il faut dire que je ne suis pas séduite par ces œuvres, trop modernes, abstraites, mais surtout trop froides pour moi.

La seule chose qui me plait ici, c’est cette bande de lycéens enthousiastes, leurs regards concentrés allant des toiles à leurs carnets. L’un prend des notes, l’autre crayonne, deux jeunes filles discutent du choix des couleurs, un garçon s’est assis dans un coin et médite. Ils aiment, eux. Parfois ils se tournent vers un homme, à peu près de mon âge, qui a l’air de leur donner des conseils et de les orienter dans le dédale de cette exposition.

Je l’ai reconnu au premier instant. Je n’ai eu aucune nouvelle de lui depuis trois ans et demi. Notre dernier contact : une conversation téléphonique, franchissant les cinq cents kilomètres qui nous séparaient. Ses larmes, ses sanglots. J’ai oublié ses mots, mais ses larmes, je les entends encore.

Un amour naissant sur des lambeaux de vies déchirées, pas encore un avenir. Des choses à partager, des possibles. Marcher, lire, cuisiner pour l’autre. J’y croyais, je voulais y croire. Pouvoir penser qu’un équilibre se dessinait. Puis un point de rupture. Quelque chose s’est brisé en lui. Quoi ? Je n’ai jamais su. Un beau weekend loin de chez nous, puis chacun rentre chez lui. En le quittant à la gare, j’ai senti que je le reverrai plus. Ensuite ses larmes, au téléphone.

Depuis que je l’ai vu, j’hésite. J’ai envie d’aller vers lui, d’esquisser un sourire et dire : « comment vas-tu ? ». Mais devant ses élèves ?

Alors je l’observe : il me tourne le dos, contemple un des rares tableaux qui me plaisent, des taches de couleur qui semblent voler. Les bras croisés, il est appuyé sur sa jambe gauche, l’autre est légèrement fléchie. Une attitude de sérénité, pas de  fêlure apparente. Il se tourne lentement, au même instant un couple âgé passe entre nous ; un de ses élèves le hèle, bref rien ne favorise un contact. Et pourtant… il me voit. Il me regarde. Un long coup d’œil. De la surprise, presque de la joie. Je ne bouge pas,  juste l’esquisse d’un petit geste de la main. Il y répond discrètement, puis se tourne vers ce jeune lycéen qui veut lui montrer quelque chose. Je passe alors à la salle suivante. Je déambule, me glisse entre les visiteurs, je tente de goûter les autres peintures, mais décidément elles ne me plaisent pas.

A la sortie je me livre à mon péché mignon : je déambule dans la boutique du musée, feuillette les livres ; je musarde. Je suis troublée, mais je ne veux pas me retourner. Je me suis souvent demandé s’il était heureux, mais aujourd’hui quelque chose me retient de poser la question. Ne pas risquer de rouvrir ses blessures, celles que je n’ai pas eu le temps de comprendre au cours de notre trop courte histoire.

Un livre m’a tendu les bras, un roman dont le héros est un peintre, je me laisse porter, je lis. Une ombre à ma droite, je lève les yeux, c’est lui. Il me tend une carte postale, la reproduction du tableau avec les taches de couleur ailées. Il m’offre un sourire. Je prends la carte, je lui rends son sourire. Alors il se dirige vers la porte, étend les bras comme un berger qui guide ses moutons, pour regrouper ses élèves vers un autocar.

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