La secrétaire de mairie voit très
bien de quelle maison il s’agit. Mais elle ne comprend pas : la maison est
en déshérence depuis plus de trente ans, et la mairie a décidé de
préempter ! En clair, quand le vieux Marcel est mort, ses héritiers n’ont
rien fait. Partis vivre loin des rigueurs du Morvan, dans un pays de mer et de
soleil, ils n’en avaient rien à fiche de cette maison. Mais quand un logement
n’a pas été occupé depuis si longtemps, la mairie a le droit de la récupérer.
Dans notre cas, elle songe à mettre la longère en vente. Théo n’en croit pas
ses oreilles. On voit bien sur la première photo les volets neufs et la façade
pimpante ! Et le noyer est entretenu, ses branches basses sont
coupées ! Il décide de retourner voir la maison. Incroyable ! Depuis
la veille elle s’est dégradée, elle semble vieillie. Un volet pendouille,
attaché par un gond seulement. Les poutres de la barrière sont brisées, la
porte de la maison est entre-ouverte… Seul le
noyer est toujours resplendissant dans cette lumière d’été. Théo est
placé de l’autre côté de la route, là ou il a pris sa première photo. Il
chancelle, pris d’un vertige, s’assied par terre sur le talus. Il ne comprend plus rien. La maison remonte
dans le temps ou bien elle se flétrit, il ne sait pas, mais le noyer est
inamovible ! Vers quoi évolue-t-elle ? Cela a-t-il un sens ? Les
images qui parasitent ses photos cherchent-elles à lui dire quelque
chose ?
Maélie a quitté Théo depuis
plusieurs années. Ras-le-bol de cette obsession. Il ne parlait plus que de ça
ou presque. Plus de sorties, presque plus de câlins, gentils ou crapuleux, pas
d’attentions… Toute son énergie était tournée vers cette maison. A chacune de
ses visites là-bas, il ramenait des photos plus effrayantes. Le délabrement se
fit de plus en plus marqué, puis se
stabilisa. Une vitre cassée, les autres obscurcies par la poussière, des
ardoises tombées… Et toujours ces fantômes habitant la toiture ou le feuillage
de l’arbre. Ces clichés agrandis sur papier tapissaient le mur de la chambre.
Et franchement, faire l’amour sous le regard des sorcières, d’un chien terrifiant
ou d’une multitude noire en pèlerinage, ça ne fonctionne pas ! Théo a pris
son parti de son départ. Trop hanté pour comprendre ce qu’il perdait. Il
l’aimait pourtant, comme on aime à vingt ans, fougueusement et pour la vie…
Mais les « images noires », comme il les appelle désormais,
l’obsèdent.
Curieusement, la maison n’a pas
trouvé acquéreur. Pourtant, elle est belle. On entre directement sur la pièce
commune, comme dans toutes les maisons morvandelles, une grande cheminée occupe
le mur de droite. Mais ici on avait dû être riche, une ou deux générations de
nourrices montées à Paris ont sûrement ramené suffisamment d’argent pour
agrandir, il y a des chambres, un four à pain et de magnifiques possibilités
d’aménagement. Mais une sombre légende a ressurgi, circulé dans le village puis
la région. On raconte qu’un sourd aurait planté le noyer, et serait mort après
une sieste à l’ombre encore chétive de l’arbre des années plus tard.
Cette fable était venue un jour aux
oreilles de Théo, et il sut sa grand-mère avait raison : le noyer est une
essence malfaisante ; c’est lui imprime les images noires sur ses photos.
Mais il eut tout de même envie de vivre dans cette longère. Il emprunta,
s’endetta sur tellement d’années qu’il n’osait pas les compter. Il
répara : maçonnerie, menuiserie, peinture, tout y passa. Il colla au mur
de la salle les clichés qui avaient orné son ancienne chambre. Bon, il est
raisonnable : il a trouvé un travail dans une administration locale, il
rembourse son emprunt. Mais fini les reportages. Trouver dans la photographie
une voix sincère pour raconter un monde qui disparaît lentement mais qu’il aime,
ça ne l’intéresse plus. Il était curieux des autres, sans préjugés, allant à
leur rencontre avec son appareil. Tout cela ne le concerne plus. Il ne pense
plus qu’au noyer. Il le photographie tous les jours où c’est possible. En
hiver, quand il rentre du travail, il fait nuit donc pas de cliché. Dans cette
période il se contente d’attendre le retour de la lumière. Et quand elle
revient, il prend des photos. Toutes ont la même particularité. Invariablement.
Théo garde quelques moments de lucidité. Dans ces instants clairvoyants, il se
rend compte que ce sont toujours plus ou moins les mêmes thèmes qui habitent
ses clichés, dix ou douze au total. Les images sont toujours un peu les mêmes,
toujours un peu nouvelles. Alors il a conscience qu’il tourne en rond. Mais
quelques minutes ou heures plus tard, la folie le reprend. Il a pensé à la
malédiction du noyer lors de la première photo, elle ne le lâchera plus.
Jamais. Il en est sûr. Alors il passe la main dans ses cheveux poivre et sel et
tire dessus à s’en faire crier. Mais il ne crie pas. Il est au-delà de la peur
et de la douleur.
Le petit groupe qui descend la
route en lacet trouve la maison charmante. L’ami morvandiau qui les accompagne
leur explique qu’elle est très typique de la longère locale, et donne des
détails. Elle est remarquablement remise en état, bien dans l’esprit de la
région. Seul étonnement, la porte grande ouverte. Il les invite à s’approcher
pour leur montrer l’organisation intérieure de ces maisons. Mais lorsqu’il
passe la tête par la porte en criant « il y a quelqu’un ? », il
ne peut empêcher un mouvement de recul. Un homme est là, mort, pendu. Une corde
a été passée à un clou dépassant de la poutre ; il a passé sa tête dans l’anneau
à son extrémité. Et tout autour, sur les murs, des photos d’un noyer d’une
taille remarquable, celui qui est dehors. Mais sur chaque cliché, incrustée
dans le feuillage, une image terrible et effrayante apparaît. Sur la table, à
côté de l’imprimante, une autre photo. La longère, aux volets soigneusement
vernis, le noyer, la barrière en retrait, et la silhouette d’un homme qui dort
au pied de l’arbre. Dans les feuillages verts, la lumière dorée d’un soleil
couchant. Rien de plus. L’homme sur la photo porte les mêmes vêtements que le
pendu.
J'adore!
RépondreSupprimerla mise en abyme me rappelle le film "Le locataire" de Polanski adapté d'un roman de Topor.
DoWaR