vendredi 3 mars 2023

Réécriture d’œuvres littéraires : nécessité ou censure ?


Maintenant que la fièvre au sujet de la réécriture des ouvrages de Roald Dahl est (un peu) retombée, je voudrais apporter ma pierre à l’édifice.

Rappelons l’objectif de cette réécriture réalisée par la maison d’édition anglaise : éliminer les termes que certains lecteurs pourraient trouver blessants, offensants.

Je vois trois raisons pour lesquelles cette réécriture n’est pas une bonne idée et nous prive d’une opportunité éducative : l’affaiblissement de la langue, le manque de respect des intentions de l’auteur, la question du tôle de l’éducation.

Au cours de ce débat, beaucoup ont fait référence à la Novlangue de Georges Orwell. Nous connaissons tous ce mot, mais savons-nous ce qu’il y a derrière ? Dans le pays dystopique décrit dans 1984, le gouvernement se lance dans une entreprise de suppression de mots pour empêcher l’expression d’une pensée critique. En effet, ce qui n’a pas de mot ne peut pas être pensé (après tout, quand on pense dans notre tête, on utilise des mots) ni être dit. Donc ça n’existe pas. Je renvoie à l’excellent vidéo de Monsieur Phi sur YouTube pour ceux qui voudraient une analyse plus poussée https://www.youtube.com/watch?v=EvUZ5eToi10 .

Ce type de modification de la langue existe déjà dans notre monde. Ainsi, on parle de personnes de petite taille pour ne pas dire nain. Mais alors on n’a plus de mot pour faire la différence entre une personne petite, comme une femme qui ferait 1,55m , et une personne qui présente les caractéristiques médicales du nanisme. Oh je sais que ce n’est pas bien ce que j’écris là 

Il existe bien d’autres euphémismes qui appauvrissent la langue : collaborateur eu lieu de salarié, ce qui efface le lien de subordination du contrat de travail, plan de sauvegarde de l’emploi, ce qui efface le véritable objectif qui est de réduire les effectifs…

Méfions-nous donc des appauvrissements du langage qui réduisent le champ de la pensée.

Dans le cas qui nous occupe, prenons un exemple : Dans Les Deux Gredins, Commère Gredin n’est plus « laide et bestiale », juste « bête ». Deux questions : la laideur ou la bestialité, ça n’existe pas ? Qualifier Commère Gredin juste de bête, est-ce que ça ne change pas le personnage ? Si la laideur et la bestialité existent, ne pas en parler est une réduction de la vision du monde et de la pensée. Dabs le langage courant, bête signifie idiot, et n’évoque pas un comportement de type bestial. Roald Dahl voulait un personnage négatif, effrayant parce que les enfants adorent avoir peur, laissons-lui cette liberté !

Nous voici donc rendus au deuxième argument : respecter les intentions de l’auteur. Il convient d’y ajouter peut-être aussi : respecter l’auteur, ce qu’il a été, dans son époque et avec son éducation. J’ai lu il y a quelques années Cinq semaines en ballon de Jules Verne, ou un explorateur anglais survole une région de l’Afrique inexplorée. Les descriptions des observations depuis le ballon m’ont été insupportables : elles sont racistes, caricaturales, clairement irrespectueuses. Alors je me suis souvenue de l’époque de publication du livre (1863), ou l’Europe colonisait l’Afrique avec plein de bonnes intentions, comme celles d’apporter la civilisation et les religions chrétiennes aux « sauvages ».

Faut-il réécrire Jules Verne alors ? Surtout pas ! En le faisant, tout le contexte serait masqué, et le côté éducatif pour les personnes d’aujourd‘hui (au-delà de la qualité littéraire indéniable) serait perdu.

Dans le Petit Nicolas, « Alceste, c’est un copain qui est très gros et qui mange tout le temps ». Y a-t-il de la grossophobie dans cette description ? Bien sûr que non ! La présences d’ « enfants en surpoids », comme on dit de nos jours, est une réalité dans les classes actuelles. Et dans le langage courant, on dit « gros ». Laissons simplement la littérature ressembler aux gens.

On m’objectera que certains ouvrages pourraient être écrits pas des gens vraiment racistes par exemple, et cherchant à faire du mal à une certaine catégorie de personnes. Oui, bien sûr ! Je propose alors une chose simple : ne pas les lire. Et je rappellerai que l’antisémitisme de Louis-Ferdinand Céline n’a pas empêché la publication ses inédits ni les lecteurs de se jeter dessus. Alors : deux poids deux mesures ? L’écrivain reconnu fait ce qu’il veut ?

Enfin, j’en viens à mon dernier sujet de préoccupation : quelle éducation pour nos enfants ? Veut-on juste des enfants bien conformes à une cette idée du « bien penser » , ou des enfants qui apprennent à raisonner, à douter de ce qu’ils lisent et voient ?

Deux visions de l’école s’affrontent : celle qui prépare les enfants aux études professionnelles, pour devenir ensuite de bons acteurs de l’économie, qui produisent et consomment ; et celle qui prépare les enfants à devenir des citoyens, des personnes qui pensent et expriment leurs idées. S’il est difficilement contestable qu’à un moment de leur cursus scolaire, les jeunes doivent apprendre un métier pour subvenir à leurs besoins, l’école est le lieu où se forme la culture générale, où peut se construire la curiosité, envers le monde, les autres, et donc soi-même.

Dans ce cadre, une lecture contextualisée, en lien avec le cours d’histoire, de Cinq semaines en ballon peut être le moment d’une prise de conscience de ce qu’on a pensé des Africains, et des raisons qui ont fait évoluer la façon de les considérer.

Plus tard, une lecture de Quatre-Vingt Treize de Victor Hugo leur montrera, à travers l’inflexibilité du révolutionnaire de Cimourdain et les moments d’humanité du Vendéen Lantenac, que rien n’est totalement noir ou blanc ; que définir le bien et le mal n’est pas simple que cela.

Et pour les plus jeunes, une lecture de Roald Dahl les plongera dans un univers fantaisiste, que les enfants aiment, et les amusera. Des parents ou éducateurs attentifs pourront alors souligner que l’usage de certains mots sont de natures à offenser ceux qui les reçoivent, si par ailleurs ceux-là sont sensibles à ces propos !


Vous l’aurez compris cher lecteur, je suis hostile à ces réécritures, car elles appauvrissent la pensée, elles manquent de respect aux auteurs et à leurs intentions, elles ne permettent pas une éducation ouverte des jeunes générations. La liberté d’expression pour les auteurs, et la liberté de pensée pour les lecteurs, son des droits inaliénables et utiles.

J’ai donc été ravie d’apprendre que l’éditeur anglais de Roald Dahl continuera à publier également la version originale ». Mais je reste inquiète devant la présence des « sensitivity readers », sujet qui mérite une dissertation à part entière ! Si vous cherchez des infos :  https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/01/15/dans-le-milieu-de-l-edition-la-question-sensible-des-sensitivity-readers_6157904_4500055.html

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire