mercredi 24 avril 2013

Prédestination #3




C’est un long couloir lumineux. D’un côté se trouvent les salles, celles où on aide les cabossés du centre à se rétablir. Le mur est jaune anis, couronné de quelques fenêtres. De l’autre côté, de grandes baies vitrées ouvrent sur un parc arboré, et des coffres de bois faisant bancs, placés là par un menuisier attentionné, s’offrent pour réconforter fatigues ou chagrins. J’y suis souvent, un genou posé sur le banc, bras droit appuyé contre la vitre, et front contre le bras. Aujourd’hui Nadia interrompt ma rêverie.
- Toujours dans les cintres, Gina ?
- Oui…
- Tu devrais t’en défaire, de ces souvenirs, ça te fait mal. Au mieux tu retourneras là-bas et tu reprendras tes numéros, mais au pire tu devras laisser ici tes plumes, tes rêves et tes paillettes.
- Les paillettes je m’en fiche, mais je voudrais retrouver ma dignité, refaire mon ancien numéro avec mon partenaire.
- Tu parles du beau gosse qui est venu deux ou trois fois ? Enfin peu importe, Nadia, concentre-toi. Ta dignité ? Je me demande bien ce que ça veut dire, ça. Ce concept, là, c’est celui qui fait que tu te laisses pousser en haut d’une pyramide branlante ? Ou celui qui amène ton directeur à ne jamais venir te voir, toi qui ne rapporte pas un rond ? Oh, Gina, laisse tomber tout ça, pense un peu à toi…
Je me retourne et m’assieds sur le banc. Un long soupir…
- Pierre s’est étonné une fois de ma « prédestination ». Cette idée me trouble.
Nadia se joint à moi sur le coffre.
- Euh, c’est quoi ce nouveau concept ?
- Fille d’artistes de cirque, je deviens acrobate. Comme si c’était écrit. Comme si je n’avais rien décidé. En tous cas c’est son point de vue. Et pourtant…
Gina attend un peu, puis fait une grimace. Nadia intervient, taquine :
- Allo, je t’écoute !
Je lui souris.
- C’est dur de parler de tout cela. J’ai fait des choix, comme lui. Mes parents souhaitaient mettre au point un numéro à base de portés et de bascules, à quatre, eux, mon frère et moi. Mais j’ai refusé. Trop classique. J’ai préféré aller vers des numéros plus modernes,  à mi-chemin entre danse et acrobaties diverses, avec d’autres partenaires que la famille. On s’est engueulés.
- Ah, je comprends ! Sauf que Pierre, lui a carrément choisi une voie différente de celle de son père. Il a osé la rupture. Toi tu es restée dans la même veine que ta famille, comme si quelque chose te retenait. Si j’ai bien compris d’ailleurs, elle te manque cruellement, cette famille.
- Oh tu sais, ça fait presque un an qu’ils sont partis. Quand j’y songe, retrouver ma souplesse et ma puissance, ce sera presque impossible. Et toi, super prof de russe, tu pourras recommencer ton boulot ?
- J’y compte bien ! Et je dois dire que moi aussi j’ai subi la prédestination, avec un grand-père russe blanc. Serait-ce une fatalité ? Un truc qu’on encaisserait sans le savoir ?
            Grand éclat de rire.

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