C’est un long couloir lumineux. D’un côté se trouvent les
salles, celles où on aide les cabossés du centre à se rétablir. Le mur est
jaune anis, couronné de quelques fenêtres. De l’autre côté, de grandes baies
vitrées ouvrent sur un parc arboré, et des coffres de bois faisant bancs,
placés là par un menuisier attentionné, s’offrent pour réconforter fatigues ou
chagrins. J’y suis souvent, un genou posé sur le banc, bras droit appuyé contre
la vitre, et front contre le bras. Aujourd’hui Nadia interrompt ma rêverie.
- Toujours dans les cintres, Gina ?
- Oui…
- Tu devrais t’en défaire, de ces souvenirs, ça te fait mal.
Au mieux tu retourneras là-bas et tu reprendras tes numéros, mais au pire tu
devras laisser ici tes plumes, tes rêves et tes paillettes.
- Les paillettes je m’en fiche, mais je voudrais retrouver
ma dignité, refaire mon ancien numéro avec mon partenaire.
- Tu parles du beau gosse qui est venu deux ou trois
fois ? Enfin peu importe, Nadia, concentre-toi. Ta dignité ? Je me
demande bien ce que ça veut dire, ça. Ce concept, là, c’est celui qui fait que
tu te laisses pousser en haut d’une pyramide branlante ? Ou celui qui
amène ton directeur à ne jamais venir te voir, toi qui ne rapporte pas un
rond ? Oh, Gina, laisse tomber tout ça, pense un peu à toi…
Je me retourne et m’assieds sur le banc. Un long soupir…
- Pierre s’est étonné une fois de ma
« prédestination ». Cette idée me trouble.
Nadia se joint à moi sur le coffre.
- Euh, c’est quoi ce nouveau concept ?
- Fille d’artistes de cirque, je deviens acrobate. Comme si
c’était écrit. Comme si je n’avais rien décidé. En tous cas c’est son point de
vue. Et pourtant…
Gina attend un peu, puis fait une grimace. Nadia intervient,
taquine :
- Allo, je t’écoute !
Je lui souris.
- C’est dur de parler de tout cela. J’ai fait des choix,
comme lui. Mes parents souhaitaient mettre au point un numéro à base de portés
et de bascules, à quatre, eux, mon frère et moi. Mais j’ai refusé. Trop
classique. J’ai préféré aller vers des numéros plus modernes, à mi-chemin entre danse et acrobaties
diverses, avec d’autres partenaires que la famille. On s’est engueulés.
- Ah, je comprends ! Sauf que Pierre, lui a carrément
choisi une voie différente de celle de son père. Il a osé la rupture. Toi tu es
restée dans la même veine que ta famille, comme si quelque chose te retenait.
Si j’ai bien compris d’ailleurs, elle te manque cruellement, cette famille.
- Oh tu sais, ça fait presque un an qu’ils sont partis.
Quand j’y songe, retrouver ma souplesse et ma puissance, ce sera presque
impossible. Et toi, super prof de russe, tu pourras recommencer ton
boulot ?
- J’y compte bien ! Et je dois dire que moi aussi j’ai
subi la prédestination, avec un grand-père russe blanc. Serait-ce une
fatalité ? Un truc qu’on encaisserait sans le savoir ?
Grand éclat
de rire.
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