lundi 16 septembre 2013

des bandits en culottes courtes #1



La frêle silhouette du garçon était écrasée par celle, massive, de l’immense chêne-liège. Il cria, à l’adresse de l’immense fissure qui parcourait le tronc.
- Oh, les gars ?
- C’est toi, Josep ? Entre !
La voix sortait de la fente. Josep s’approcha et salua Pere qui demanda :
- Alors, qu’est-ce que tu as amené ?
- Je suis monté au mas Berdaguer pour ramasser des asperges sauvages. Tiens, ta mère te fera une omelette.
- Merci Josep. Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ?
- Eh ben …
Josep se dandina d’une jambe sur l’autre. C’était gênant de parler devant les autres,
- J’ai pas bien compris comment on écrit « an », avec l’histoire des m et des n …
- Viens t’asseoir là, je vais t’expliquer.
A l’intérieur de ce vieux tronc formidable, une cavité. L’ombre y était presque froide en ce début de printemps. Le long des parois, des bancs sculptés. Deux garçons y travaillent en silence.
Jean avait douze ans. Son père avait décidé qu’il travaillerait la terre, comme lui. Pour cela, il était bien inutile de dépenser l’argent de la famille en études. Mais Jean voulait à tous prix avoir son certif’, loupé l’année dernière. Il avait tant et tant supplié sa mère, promettant de travailler double, aux champs et à l’école, qu’elle avait fléchi et convaincu son mari de le laisser refaire sa dernière année. Alors, pendant les séances de travail dans le chêne-liège avec Pere, il était très concentré, n’ayant pas le droit à l’échec. Plongé dans des exercices idiots de baignoires qui se remplissent et se vident en même temps, il ne leva pas les yeux sur le petit.
Le Cérétan accueillit le Petit en lui donnant deux crayons. Fils d’un gros propriétaire terrien employant bon nombre de paysans sans terre, dont le père de Josep, produisant de l’olive, des fruits, du vin, il tirait une certaine gloire de la richesse de sa famille. Comme les dames patronnesses du siècle d’avant, il se sentait le devoir de faire le bien. Ainsi le Cérétan amenait souvent pour les leçons au sein de l’arbre du papier, de l’encre, des plumes, des crayons.
Ils étaient peu nombreux ce jour-là : pendant les vacances de Pâques, les copains se laissaient aller un peu à la paresse ou étaient réquisitionnés par leurs paternels pour les travaux des vignes.

A la même heure,  M. Legrand, poussa la porte du café.
- Adieu ! lança-t-il à la cantonade, couvrant la voix de Luis Mariano qui sortait du poste de radio.
Dans ses habitudes d’homme du nord, « adieu », c’était « au revoir ». Bizarrement, ici, c’était aussi « bonjour ». Ça, il avait pris le coup. Par contre, le vent de ce Roussillon chaud en diable, impossible de s’y faire. Un jour la tramontane, un autre la marinade, l’une qui chasse les nuages, l’autre qui les ramène, tout cela un peu pour rien car ils crèvent rarement dans ce pays d’une aridité redoutable. Tous les jours, quel que soit le sens du vent, il venait au café prendre un petit verre de vin doux. Et quand c’était nécessaire, il entreprenait le père de tel ou tel élève sur une bêtise commise en classe, ou sur un exploit … Ce jour-là, il avisa celui de Pere, qui achevait une partie de « truc »[1] et se levait pesamment.
- Bonjour, Monsieur, fit-il poliment.
L’autre ne répondit pas, mais fit du pouce le geste de soulever son béret.
- Je voudrais bien vous entretenir un peu de votre fils, Pierre. Puis-je vous offrir un verre ?
- C’est pas de refus.
- Vous avez sans doute constaté sur les bulletins de Pierre (M. Legrand utilisait la version française des prénoms de ses élèves, car le catalan était interdit à l’école) que ses notes sont exceptionnelles.
- Ben, c’est ce que dit ma femme.
A ces mots, l’instituteur compris qu’il avait fait une bourde, que l’homme ne savait pas lire, ou très peu. Il tenta de passer outre.
- C’est un élève remarquable, vous savez. Il a une très bonne mémoire, une belle écriture et il réussit tous les exercices : problèmes de mathématiques, rédactions… Souvent, je lui donne quelques exercices supplémentaires, car il finit avant les autres. De toute ma carrière -j’ai tout de même fait quinze ans dans l’enseignement- je n’ai jamais vu un élève si doué.
Pendant tout le discours, l’autre garda son regard rivé sur le verre de vin doux dans sa main.
- Vous savez qu’il fait la classe à votre place, le soir ?
L’instituteur fut brusquement agacé.
- Ce n’est pas tout à fait cela, monsieur. Il aide ses camarades à revoir leurs leçons, à faire leurs devoirs. Et parfois il explique à nouveau à ceux qui n’ont pas compris. J’apprécie beaucoup cette initiative et je l’en ai félicité.
- Alors vous pensez qu’il pourrait devenir instituteur ?
- Il pourrait faire beaucoup de choses, médecin, ingénieur. Pourquoi pas entrer en politique ?
- Maire ?
- Il faut viser plus haut ! Député, voyons ! Mais pour arriver à cela, il faudrait l’envoyer au lycée.
Le lycée… Dans un petit village comme celui-ci, cela voulait dire Perpignan, le lycée Arago, l’internat, des dépenses.
- Vous savez, on est pas ben riches…
- Allons donc ! Avec les superbes réalisations de votre femme (elle était couturière) et vos productions d’olives et d’amandes, cela ne va pas si mal pour vous… De plus, Pierre est fils unique, je pense que vous voulez ce qu’il y a de mieux pour lui. Enfin, nous pourrions faire une demande de bourse.
- Je dois d’abord en parler à ma femme.
M. Legrand sourit intérieurement. Cette courte phrase voulait dire d’une part : il faut y réfléchir, et d’autre part : c’est ma femme qui décide, comme dans tous les pays du sud. Cependant, dans le dur combat qui consistait à convaincre un paysan de l’après-guerre que l’avenir de son fils n’est pas à la terre, l’instituteur venait de gagner la première bataille.  


[1] Jeu de cartes ou les partenaires communiquent par toutes sortes de signes

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