mercredi 4 septembre 2013

Petits bonheurs de lecture #6: Calligraphie des rêves, Juan Marsé



Dans le compte-rendu de mes lectures de l’été, je me suis attardée sur  un livre qui m’a beaucoup plu, Calligraphie des rêves, de Juan Marsé, et je vous ai annoncé ce petit bonheur de lecture, 6ème épisode de la rubrique. Mais comment fonctionne cette rubrique ? Quand je lis un roman, je pense à vous chers lecteurs de mon blog, et je corne les pages correspondant à de belles phrases que j’ai envie de partager avec vous. Dans le cas  qui nous occupe, je n’ai jamais autant corné de pages. Pas besoin de commentaire supplémentaire, n’est-ce pas ?




Face à un simulacre de suicide (une femme s’est allongée sur les rails du tramway, qui ne circule plus depuis longtemps)

« (…) c’est peut-être la première fois que ce garçon pressent, ne serait-ce que de façon imprécise et fugace, que ce qui est inventé peut avoir plus de poids et de crédit que la réalité, plus de vie propre et plus de sens, et par conséquent plus de possibilité de survie face à l’oubli. »



Des réflexions de son père sur le réel et l’imaginaire, suite à un incident sur une scène de spectacle :  

« Où a-t-on vu chose pareille ? Imagine un peu, le public voyait clairement que c’étaient des rats, ils étaient là, enragés et velus, et tout le monde s’obstinait à croire que c’était un tour de l’illusionniste ! Aujourd’hui, plus personne n’ose voir les choses comme elles sont ! »



« Parfaitement symétriques, larges d’un  peu plus de quinze centimètres et assez usées par les pluies et les pieds folâtres de la petite bande, les trois marches surgissent à l’improviste du néant et grimpent sur la colline, vers nulle part et pour rien. »
« Où qu’il aille dans le futur, depuis ce matin où, seul, mais parfois flanqué de Mowgli puis de Winnetou, il se met en chemin en portant à son bras le panier du déjeuner de son grand-père, qui l’attend en sulfatant la vigne, où que demain la vie le mène, ses pieds fouleront ce chemin et soulèveront de nouveau jusqu’à son nez une poussière aux parfums de sparte, de fumier et de raisin pressé, et quelque chose de cette poussière germinale l’accompagnera toujours. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’autre chemin comme celui-ci au monde, pense-t-il encore aujourd’hui, aucun chemin qu’il ait pris autant de fois dans sa mémoire.»


Son père et ses amis brûlent des livres interdits :

     « Ranimé par les rafales, le feu soulève des feuilles qui se sont détachées de certains volumes et les maintient un instant sur la crête des flammes, voletant comme de grand papillons noirs au milieu d’une constellation de flammèches ».
     « La réponse (à une question posée par un personnage) est le crépitement à peine audible des pages, la rumeur des mots convertis en cendres, un chuintement incessant dans les oreilles de l’enfant. Combien de fois l’entendra-t-il à nouveau, jusqu’à ce qu’il devienne un vrai sifflement. »



     « Ses yeux errent de la rue à l’écriture. Sa main bandée tient encore le crayon, avec effort, et l’autre s’obstine à cacher, avec pudeur, la première annotation, quand, attentif à d’autres échos et à d’autres rythmes, il décide de corriger et de préciser davantage.
     Sur son versant sud, creusé dans un rocher, il y a trois marches d’un escalier qui n’a jamais été terminé, et dont personne ne sait où il voulait monter.
     Il croit que c’est dans ce territoire ignoré abrupt de l’écriture et de ses résonnances qu’il trouvera le passage lumineux qui va des mots aux faits, endroit propice pour repousser l’environnement hostile et se réinventer soi-même ».


   « Refuser son véritable nom avait toujours été un peu plus qu’un jeu ou une idée amusante. Si elle n’était pas si bizarre, et si elle n’avait pas presque deux ans de plus que lui, il le lui expliquerait avec plaisir. Mon nom est Domingo, poupée, mais quand j’étais petit on m’a enlevé le do, la première note de la gamme, et ça a donné Mingo, qui ne me plait par du tout. Un prénom mutilé, comme mon doigt. On m’a enlevé la note de musique, mais moi j’ai changé une lettre, une seule, et depuis ce jour-là il faut me chercher dans la prairie de l’Arizona, loin de ce sale quartier… »

(le héros se fait appeler Ringo). 


     « Ce ne sera pas pour longtemps, lui a dit sa mère, aucun mal n’est éternel. Pas pour longtemps, oui, combien de fois a-t-il entendu ces mots bien intentionnés, à la maison, au bistrot ou dans tant d’autres lieux, mais en fait tout dure finalement jusqu’à ce que vous soyez au bout du rouleau ; plus que tout autre chose, plus que la charge quotidienne de désirs et de manques, plus, même, que la peur ou l’incertitude du lendemain, c’est ce vague malaise de ne pas avoir fait ce qu’on devait faire, ce qui était le plus juste et le mieux, même en sachant que le mieux et le plus juste n’auraient servi à rien non plus. »

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